• Denis Costa - Photo 17

     

     

     

     

     

    - C'est ce qu'on appelle, se jeter dans la gueule du loup, non? s'exclama Farina.

    - En tout cas, c'est un rebondissement qui tombe à pic! renchérit Gasser.

    - Ne nous emballons pas, répliqua Rizzoli qui venait juste de relater à ses inspecteurs, l'entretien de l'instant avec le prélat. Je vous rappelle qu'en Afrique, Don Roberto Moser n'a pas été condamné pour les faits qui lui ont été reprochés. Il est donc, pour nous tous ici, innocent. Pas d'amalgame, s'il vous plaît!... Je ne vous cacherai pas néanmoins, que ce prélat ferait un bon suspect par substitution, mais pour le moment, nous n'avons absolument aucune charge contre lui.

    - A nous de les trouver, exhorta Gasser, avant d'ajouter: mais ce ne sera pas facile... enquêter dans le milieu ecclésiastique, c'est un monde fermé, austère, où rien ne transpire...

    - A part l'eau bénite... plaisanta Farina.

    - C'est vous les calotins, et c'est vous qui raillez la religion!

    - Justement, Guido, s'il faut faire du ménage dans ce milieu qui doit être irréprochable, alors, on fera le ménage! répondit Farina, avec conviction.

    - Je souscris, Salvatore, ajouta son collègue avec véhémence, c'est un impératif de crédibilité, donc de survie pour l'Église. Il faut éliminer de son sein, les brebis galeuses... C'en est assez de tous ces scandales de pédophilie qui éclaboussent le clergé, avec par-dessus, la chape de plomb vaticane pour étouffer les affaires...

    - Eh bien, moi, ragazzi, je ne partirai pas en croisade, je suis simplement à la recherche de la vérité. Je veux le coupable, le vrai coupable, et incidemment disculper Matteo, pas totalement tiré d'affaire, ça aussi, je vous le rappelle... Première chose: contacter Gruber, tout reposera sur ses conclusions, le vice-questeur lui a mis la pression, il lui a demandé un complément d'analyse sur les relevés d'ADN... Deuxième chose, je veux tout savoir sur Don Roberto Moser, notamment ses activités à Djibouti, les officielles et puis les autres... sans oublier le passé récent... les diverses charges occupées à son retour d'Afrique... Il faudra saisir les archives régionales de la police, ils ont probablement gardé des traces de cette affaire, qui sait?... De toute façon, je m'en occupe, j'ai un ami là-bas, dans les sous-sols, qui a une dette envers moi... On va devoir également déranger les Innerhofer... Et ceci, le plus tôt possible...

    Farina réussit mal à dissimuler sa déconvenue.

    - Nous sommes vendredi, aujourd'hui, dois-je comprendre, Guido, que mon week-end prévu de longue date sur le lac de Garde tombe à l'eau?

    La formule fit sourire le commissaire.

    - Ne t'inquiète pas, Salvatore, on arrivera à tout boucler avant la fin de la journée. Tu pourras ainsi profiter du beau temps, et te détendre avec Marta et les enfants, sur les rives du lac. Et puis... derrière, y'a la relève avec les jeunes, à peine sortis des jupes de leurs mamme, n'est-ce pas Gasser? ajouta le commissaire malicieux.

    Le jeune vice-inspecteur s'insurgea bruyamment.

    - Non, non, pas question, commissaire, je ne suis pas de permanence ce week-end. Il ne faut pas toujours taper sur les célibataires, sous prétexte qu'ils sont sans charge de famille.

    - Je plaisantais, Gasser, je plaisantais... Décidément, l'humour n'était pas au programme, l'année où vous avez fréquenté l'école de police, ou bien alors, vous avez zappé...

    Après un bref silence et sans en être vraiment convaincu, le vice-inspecteur concéda:

    - C'est possible, en effet...

    Le commissaire composa le numéro du portable du docteur Gruber.

    - Hallo, répondit la médecin légiste à la troisième sonnerie.

    - Rizzoli à l'appareil, je ne vous dérange pas?

    - Non, commissaire, pas du tout, je suis justement sur le rapport d'autopsie, le rapport définitif... ou du moins, le premier rapport définitif, se reprit la légiste... le vice-questeur m'a parlé d'un second ADN que vous rechercheriez, si j'ai bien compris...

    - Nous n'écartons aucune piste, en effet, et il y a tout lieu de penser qu'un deuxième homme pourrait être mis en cause dans ce meurtre. Vous avez du nouveau?

    - Nous avons comparé les ADN, une chose est sûre, Lisa était enceinte de Matteo...

    - Ben! on s'en doutait, mais vous nous le confirmez. Le gamin le savait aussi... enfin, c'est ce qu'il a fini par confesser à mes inspecteurs. Il en a été fou de rage, quand il l'a appris, d'autant que Lisa lui avait affirmé qu'elle prenait un contraceptif... je pense que personne n'était au courant de la grossesse dans l'entourage immédiat des deux tourtereaux. Autre chose, docteur?

    - Eh bien, peu de choses en vérité... Laissez-moi cinq dix minutes, et j'aurai bouclé mon rapport, avant d'entreprendre les analyses complémentaires...

    - Si vous le permettez, docteur, mes inspecteurs et moi-même, nous vous invitons à déjeuner à la Stube Ca' de Bezzi, on parlera de tout ça... Vous connaissez?

    Rizzoli perçut comme un soupir de contentement traverser les ondes électromagnétiques de son portable.

    - Bien sûr, avec plaisir, commissaire. Oui, je connais... Nous, les Allemands, on l'appelle plus communément la Stube Batzenhäusl. C'est, dit-on, la plus ancienne auberge de la ville, et elle propose dans un cadre alpin idyllique, d'excellents plats régionaux, et leur fameuse Bozner Bier...

    - Fort bien! je vous crois volontiers, je fais confiance à la signora tyrolienne que vous êtes... Alors, disons vers midi? pas plus tard... après, c'est la cohue et pour trouver une table...

    - J'y serai, ne vous en faites pas! Grazie mille, commissaire.

    - Prego, répondit le commissaire automatiquement, avant de raccrocher.

    Les inspecteurs protestèrent, goguenards, à peine terminé l'échange entre les deux correspondants. Farina leva les mains au ciel:

    - Oh Dio mio, Guido, c'est une tactique de drague, ou je ne m'y connais pas!

    - Ça dépasse le simple cadre relationnel, renchérit Gasser, prosaïque.

    - N'est-ce pas la meilleure façon de terminer une semaine de dur labeur? Et puis, il faut toujours tisser des liens amicaux avec son médecin légiste, vous n'êtes pas d'accord?... Bon, c'est pas tout, mais il me faut maintenant contacter Antonio Barese, mon archiviste mezzecamice, celui-là aurait très bien pu finir à la rue sans mon intervention... Vous deux, vous filez chez les Innerhofer... J'aimerais en savoir plus sur les rapports qu'ils entretiennent avec le parroco!

    ***

    La mamma: la maman.
    Ragazzi: garçons, jeunes hommes. Ici, l'équivalent de « les gars ».
    Hallo: allô (en allemand).
    Stube: auberge typique dans les pays ou régions germaniques.
    Bozner Bier: la bière de Bolzano.
    Signora: madame, dame.
    Grazie mille: merci beaucoup.
    Prego: je vous en prie.
    Dio mio: mon Dieu.
    Mezzecamice: « demi-chemises », terme utilisé pour désigner les fonctionnaires sédentaires.
    parroco: le curé.

     

    ***

     

    Denis Costa,

    Texte et photo

     


    7 commentaires
  • Denis Costa - Photo 16

     

     

     

     

    Rizzoli ne put s'empêcher de respirer un grand coup avant de prier son adjoint de faire entrer le prêtre. Après la surprise de se voir demander par un ecclésiastique, lui qui ne fréquente les églises que pour les splendeurs qu'elles recèlent, le commissaire sursauta à l'énoncé de son identité. Don Roberto Moser était un nom qui lui était familier, un nom qui en tout cas lui était resté en mémoire.
    La porte de son bureau, bientôt s'entrouvrit pour laisser passer un homme, dont la stature et l'aspect physique de façon générale, ne correspondaient pas tout à fait à l'image que le commissaire se faisait des prêtres. Le prélat quadragénaire avait fière allure. Il semblait alerte et se tenait droit, ce qui le faisait paraître sans doute plus grand qu'il ne l'était réellement. Il n'avait pas encore la chevelure grisonnante, hormis quelques reflets ici ou là, isolés dans une crinière brune. Rizzoli se rappela la réflexion que lui faisait régulièrement Alice à propos des curés: vu la p'tite vie tranquille qu'ils mènent dans leurs paroisses, sans femme ni enfants, et donc sans réel pr   oblème, c'est une profession à centenaires!
    L'ecclésiastique était vêtu d'un costume simple, sans signe religieux apparent, si ce n'était une croix en bois d'olivier qui pendait autour du cou. Rizzoli s'interrogea sur les raisons qui le poussaient à le solliciter, juste ce matin-là, sans avoir pris le soin de prendre rendez-vous.

    - Asseyez-vous, mon père, je suis le commissaire Rizzoli de la police criminelle, vous avez demandé à me voir personnellement?

    - Eh bien oui... Naturellement, je sais qui vous êtes, répondit le prélat, d'une voix douce. Vous êtes le responsable de l'enquête qui doit aboutir à l'arrestation de l'assassin de Lisa, la jeune Innerhofer.

    Rizzoli remarqua le timbre étonnamment suave de sa voix, et il se dit qu'il cadrait mal avec le physique plutôt viril du personnage, accentué par un visage carré, taillé à la serpe. Le commissaire l'aurait volontiers rangé, selon des critères bien personnels, parmi les gens hautains, voire dédaigneux, d'avantage que parmi les gens plaisants, dont on souhaiterait gagner la sympathie. Mais Rizzoli regretta aussitôt son jugement hâtif, suscité avant tout par un anticléricalisme latent, plus que par une analyse objective de la personnalité réelle de son interlocuteur.

    - Et vous-même? …

    - Excusez-moi, commissaire, j'aurais dû commencer par là, en effet. Je suis le padre Moser.

    Rizzoli tenta en vain de déceler la communauté d'appartenance du prélat. Ses intonations, sans être neutres, oscillaient entre le germanique et l'accent typique des hautes vallées du Trentin. L'homme d'église étant, semble-t-il, un proche de la maison Innerhofer, le commissaire opta pour une origine sud-tyrolienne, mais pour s'en assurer, il lui proposa en s'adressant à lui dans la langue de Goethe:

    - Dois-je continuer en italien, ou préférez-vous vous entretenir avec moi en allemand?

    - C'est égal, répondit le père Moser, conciliant, je suis originaire de la vallée des Mochènes dans le Trentin, voyez-vous... poursuivons donc en italien.

    - Bien, mon père, continua Rizzoli, plus que jamais intrigué par le personnage qu'il avait en face de lui. Pardonnez mon intérêt pour les précisions... c'est mon métier qui veut cela... vous êtes bien Don Roberto Moser?

    Le prélat esquissa un léger sourire à l'énoncé de son prénom, prononcé par le commissaire dans un mode ostensiblement appuyé.

    - Les Moser sont très nombreux dans la région et je comprends parfaitement que vous souhaitiez des précisions. Oui, je suis Don Roberto Moser. Mais vous semblez me connaître, commissaire, je me trompe ?

    - Votre nom et surtout vos démêlés avec la justice africaine, alors que vous serviez là-bas, me sont connus, en effet. C'était il y a cinq ou six ans, en république de Djibouti, n'est-ce pas?

    Le prêtre retint son souffle un moment. Le commissaire reconnut cette respiration caractéristique, qu'il avait si souvent perçu pendant ses interrogatoires, lorsqu'il assénait aux prévenus, une vérité à laquelle ils ne s'attendaient pas. Don Moser resta silencieux, laissant libre cours à l'exposé du commissaire, qui poursuivit sa démarche déstabilisatrice.

    - Affaire de prostitution avec des mineures, liée plus ou moins au décès suspect du juge Morrel, ce magistrat français qui se serait immolé par le feu... Vous avez été incarcéré quelques années dans l'une des plus terribles prisons d'Afrique, celle de Gabode, avant d'être libéré... sur pression des autorités vaticanes...

    Le prélat prit une profonde inspiration, comme s'il venait de recevoir un coup. Puis il sortit de sa poche un large mouchoir blanc, qu'il déplia, et avec lequel il s'épongea le front, avant de le faire circuler nerveusement d'une main à l'autre. Il fixa Rizzoli droit dans les yeux pour répondre, et il énonça d'un ton qui se voulait convaincant.

    - Libéré, faute de preuve, voyez-vous, commissaire. Les autorités du pays se sont servies de moi pour mettre en cause les militaires français en poste là-bas. C'était une machination, simplement une machination... Mais, comment est-il possible que...

    -  Je lis la presse comme tout le monde, padre... une page intérieure vous avait été consacrée à l'époque, sur Alto Adige, il me semble.

    En réalité, l'affaire n'avait pas fait grand bruit dans la région. Le prélat avait bénéficié de la clémence des journalistes qui avaient surtout fustigé dans leurs colonnes, la justice corrompue des pays africains. Peu de gens en vérité devaient se souvenir de cet événement. Rizzoli en revanche, en avait une notion plus nette, grâce aux nombreux éclaircissements que lui avait apporté son beau-frère, Jean-Michel, officier de marine, affecté à Djibouti lorsque l'affaire éclata. Le commissaire s'était bien gardé de dévoiler à Don Moser, le caractère avant tout familial de ses sources. Encore abasourdi par le flot d'informations, dont il ne soupçonnait pas un instant qu'un commissaire d'ici puisse en avoir eu connaissance, l'ecclésiastique finit par se dévoiler peu à peu.

    - Voyez-vous, commissaire, là-bas en Afrique, tout est différent... Je ne sais pas comment vous expliquer... La vie, la mort, l'existence quotidienne, il ne faut pas concevoir ces notions avec un regard occidental... C'est la survie dans ces pays!

    - Padre, dois-je comprendre que vous justifiez des manquements à la loi, par la simple différence de conception des modes de vie ou de pensée des uns en fonction des autres?

    - Mais il n'y a pas de loi là-bas, commissaire! De toute manière, je ne crois pas que les gens d'ici, avec leurs règles, leur police, leurs biens matériels, des gens qui vivent dans le luxe et la tranquillité, aient la moindre idée de ce que c'est de vivre sans aucune loi, voyez-vous?

    - La loi est une chose, mais la morale en est une autre, padre. N'est-elle pas universelle la vôtre, celle que nous enseignent les évangiles?

    Le prélat resta quelques instants silencieux, avant de hausser les épaules:

    - Il arrive parfois, en effet, que la foi soulève des montagnes...

    - Favoriser la prostitution de mineures est condamnée par l'église, ici comme là-bas, n'est-ce pas? poursuivit Rizzoli. Car il s'agissait bien de cela, padre?

    Le prêtre parut décontenancé par les questions abruptes du commissaire, puis il eut un sourire presque gêné et il finit par concéder.

    - Oui, commissaire, et je l'ai moi-même toujours condamné, même à Djibouti qui n'est qu'une ville de garnison propice au péché de chair... Mais, voyez-vous, la ville attire les plus belles filles de l'Éthiopie et de la Somalie voisines, des pays indigents... et ces filles-là font vivre des familles entières avec ce que rapporte la prostitution...  

    - C'est ce que voulait dénoncer le juge Morrel, en poste auprès des autorités du pays... avant d'en avoir été empêché par un simulacre de suicide qui arrangeait tout le monde... précisa le commissaire. Mais quel était votre rôle exact dans tout ça? 

    - C'est difficile d'en parler, encore aujourd'hui, voyez-vous... La justice djiboutienne m'avait accusé d'encourager l'entrée dans le pays, de jeunes réfugiées, par le biais de l'école que je dirigeais... et pourtant... c'était juste pour leur apporter un semblant d'éducation à toutes ces filles analphabètes qui fuyaient la misère... et avec la bénédiction du diocèse! précisa le prêtre, en remuant énergiquement ses deux bras.

    - J'ignorais que les pays déshérités avaient également leur Lampedusa... Le problème de l'accueil des réfugiés n'est donc pas l'apanage des pays riches, et il y a toujours plus pauvre que soi... Oui, mais en la circonstance, padre, c'était des filles mineures! s'exclama Rizzoli, des pauvres filles qui peaufinèrent leur éducation dans les bordels de la ville...

    - Vous défendez les thèses de la justice djiboutienne, commissaire, c'est pas correct, je suis sorti blanchi de cet enfer... Et puis, comment faire la différence entre jeunes filles mineures et majeures? personne n'a de papiers en règle dans ces pays-là... On m'a fait porter le chapeau, commissaire, soyez-en persuadé!

    Rizzoli n'enquêtait pas sur les ennuis qu'avait connu Don Moser en Afrique, c'est pourquoi il décida bientôt de tourner la page. Il imagina cependant, avec intérêt, le rapprochement qui pourrait s'établir entre le passé sulfureux du prélat et le présent qui le remettait en scène, comme invité mystère dans l'affaire dont il s'occupait.

    - Je suppose padre, que vous n'êtes pas venu me voir pour me parler du passé?

    - Non, commissaire, je viens pour le compte de l'une de mes paroissiennes, répondit le prêtre, mais il se corrigea. Enfin... si j'avais une paroisse, s'entend, ce qui n'est pas le cas. En temps normal, je fais des visites aux malades dans les hôpitaux de la province... C'est d'ailleurs comme ça que j'ai connu Frau Sabine Innerhofer, la maman de Lisa. Elle a été hospitalisée l'année dernière à l'hôpital public de Merano, oh, pas très longtemps... Depuis... nous sommes en confiance, et je suis devenu un peu le confident de la famille, voyez-vous... Don Moser s'interrompit quelques secondes, le temps de ranger son mouchoir désormais tout fripé, dans l'une de ses poches de pantalon.

    - Poursuivez, padre, je vous en prie...

    - Je ne vous apprendrais rien en disant que les parents Innerhofer sont anéantis par la perte de leur fille... leur fille unique... Ce qu'ils souhaiteraient, c'est récupérer au plus vite le corps de leur fille, pour l'enterrement, voyez-vous... Le plus tôt possible les consolerait grandement...

    - Le devenir du corps de le petite n'est pas de ma responsabilité, padre, ni même celle de mes chefs, il faudrait vous adresser au procureur.

    - Je sais commissaire, nous avons déjà fait la démarche auprès de la justice... mais, comme  responsable de l'enquête, en tant que policier, vous pourriez peut-être... intervenir pour accélérer le retour du corps, voyez-vous...

    Le commissaire se demanda soudain si la requête du prêtre à son égard, émanait réellement de la famille Innerhofer, ou si elle relevait en fait, d'une initiative personnelle. Ce point serait vérifié, évidemment, comme bien d'autres sur ce Don Roberto Moser, pour lequel le commissaire choisit voyez-vous, comme identification à porter sur son carnet à spirales. Rizzoli n'avait nulle envie de hâter la remise du corps à la famille, un corps qui n'avait pas encore tout livré. Mais il se montra faussement accommodant à l'égard de l'homme d'église.

    - Je vous promets d'essayer, padre, mais je ne vous garantis rien, l'enquête est loin d'être bouclée, il nous manque encore pas mal d'éléments... et puis, le rapport complet de la médecin légiste ne nous a toujours pas été remis.

    - Votre enquête, commissaire, semblait bien progresser pourtant... Mais, il semble que vous ne soyez plus vraiment sûr pour le jeune Matteo... c'est ce que disent les journaux, en tout cas... vous avez des éléments nouveaux qui disculpent le garçon?

    - Qu'est-ce qui vous inquiète, padre? … nous ne sommes pas parvenus au bout de nos investigations, voilà tout... je ne puis rien ajouter de plus... 

    - Je m'étonnais simplement, il y a tant de charges contre ce garçon... il ne faut pas se détourner des sentiers rectilignes, voyez-vous...

    Rizzoli fut surpris par l'insistance de son interlocuteur. Après quelques années à étudier les crimes et à observer le quotidien, sa capacité à faire instinctivement confiance s'était émoussée. Mieux, elle avait virée en une méfiance tout aussi instinctive envers tout un chacun, tel ce prélat qui se présentait à lui, en ce début de matinée... Le commissaire s'efforça de rester calme, tout en manifestant sa fermeté.

    - Contentez-vous de soigner les âmes, padre, pendant que moi, je m'en tiens à la réalité des choses et des faits. Bien que mon adjoint, l'inspecteur-chef Farina vous ait déjà croisé chez les Innerhofer, je ne vous avais pas répertorié jusque-là parmi les proches de la famille. Désormais, comme tous les protagonistes de cette affaire, je vous demanderais de bien vouloir rester à la disposition de la police, et de ne pas quitter la région sans en avoir préalablement avisé mes services!

    ***

     

    Padre: mon père.
    Lampedusa: petite île italienne, au large de la Tunisie, où les réfugiés des pays pauvres d'Afrique arrivent depuis plusieurs années par vagues successives.
    Frau: madame (en allemand).

     

    ***

     

    Denis Costa,

    Texte et  photo

     

     

     


    6 commentaires
  • Denis Costa - Photo 15

     

     

     

    Rizzoli, qui d'habitude, ne laisse rien au hasard de peur de sombrer dans l'inconnu, se permit, ce matin-là, une entorse à ses principes: il entra dans un bar et s'offrit deux billets de gratta e vinci, pour braver le sort. Vingt euro étaient le prix à payer pour se voir confirmer qu'il avait très peu de chance aux jeux de hasard, et aux jeux de façon générale. Les probabilités de perdre étant bien plus importantes que celles de gagner, il s'en voulut d'avoir dilapidé une somme correspondant à un tiers de plein d'essence, voire un quart au mieux, lorsque les fluctuations du cours du pétrole lui étaient favorables. Il rajouta néanmoins quelques pièces sur le comptoir pour pouvoir déguster l'excellent espresso du bar caffè Diana, de la via Garibaldi. Un petit plaisir que l'officier de police s'offrait parfois. Le temps s'était rafraîchi, et le vent d'Est qui s'était levé, l'avait contraint à ressortir le petit gilet. Un printemps, décidément bien capricieux, se dit-il, tout en observant la dextérité des barmen occupés à manipuler les percolateurs. Le commissaire appréciait ces moments tout à fait ordinaires de la vie courante, où il s'extasiait comme un enfant, sur ce que d'aucuns auraient  jugé d'une grande banalité. Les mouvements véloces et synchronisés des serveurs autour du perco, dans cette délicate ambiance d'arôme caramélisé, le rendaient simplement, authentiquement heureux. C'était l'un des aspects de la dolce vita italienne qu'il préférait... même si quelques instants auparavant, il avait été accueilli dans ce bar par un Grüss Gott guttural, auquel il avait répondu par le très latin salve. Un bref échange qui permit à chacun de faire connaître à l'autre sa communauté d'appartenance...
     
    La presse, étalée sur l'une des tables voisines, mêlait titres allemands et italiens. Hormis les quotidiens sportifs, tous étaient régionaux, et ils n'avaient rien trouvé de plus croustillant pour allécher le lecteur, que d'étaler à la une, les portraits de l'un, voire des deux adolescents, réunis dans un même malheur. En temps normal, pas une colonne n'incitait Rizzoli à lire l'article complet, mais cette fois-ci, il parcourut, paragraphe après paragraphe, ligne après ligne, jusqu'au point final de chacun, le progressiste Neue Südtiroler Tageszeitung, qu'il appelait plus simplement Taz, comme tout le monde ici, ainsi que Dolomiten et l'italophone Alto Adige.
    Le ton avait changé. Si le très catholique journal conservateur défendait toujours l'honneur de l'adolescente sud-tyrolienne, en attisant comme il savait le faire, la confrontation ethnique, les deux autres délaissèrent pour un temps les conjectures sur le jeune Matteo, pour pointer du doigt, l'enlisement de l'enquête et le manque de transparence des forces de l'ordre. Le commissaire trouva les deux reproches bien injustes. Nous étions aujourd'hui vendredi, six jours seulement après l'homicide, et si les pistes semblaient brouillées, le retour de Turin de la légiste, pouvait possiblement modifier la face des choses. Quant à la transparence vis à vis des médias... les journalistes devraient se satisfaire de la relative bienveillance de Walshofer, car la rentrée annoncée pour lundi, du questeur Alessandro De Stefani risquerait bien de leur changer la donne... Le questeur n'était pas réputé pour être un grand communicant, et il manifesterait à l'égard des médias, une bien moindre mansuétude que son adjoint... J'en mettrais ma tête à couper! sourit Rizzoli.

    A son arrivée à la questura, le commissaire traînassa. Tout en restant collé à son fauteuil de bureau, qu'il fit pivoter de gauche à droite et d'avant en arrière, il déplaça nerveusement les papiers qui encombraient son plan de travail, sans aucune intention de les étudier. Sa seule pensée allait à son affaire qui le rongeait peu à peu, lui ôtant tout libre arbitre. Une seule question le taraudait: si ce n'était Matteo, qui était l'assassin de la petite Lisa?  A cette question lancinante, s'en rajoutaient bien d'autres: sur qui enquêter désormais, par quoi commencer, vers quelle direction faire évoluer les investigations et sur quelles bases?
     
    Seul élément tangible, le retour à Bolzano de la médecin Gruber, qu'il ne contactera qu'en fin de matinée, pour lui permettre de reprendre pied, après sa brève escapade pour cause de symposium.

    Rizzoli décrocha son téléphone qui sonnait depuis quelques secondes. Il identifia sur l'écran, le numéro d'un bureau voisin, celui que Farina partageait avec son collègue Gasser.

    - Salut Farina! tu es bien matinal aujourd'hui?

    - Bonjour commissaire! C'est l'hôpital qui se fout de la charité, ou quoi? il me semble qu'il est huit heures, largement passés... et dire que ce sont les septentrionaux de ton espèce qui nous traitent nous, les fonctionnaires méridionaux, de fannulloni... Ça fait déjà plusieurs fois que j'essaie de te joindre... J'ai jeté un coup d'œil sur le rapport que nous a remis les deux banques créditrices des Degasperi.

    - Apporte, Salvatore, apporte!

    Il ne fallut que quelques secondes, pour que l'inspecteur-chef Farina ne frappe à la porte du bureau de Rizzoli, qui s'ouvrit sans que celui-ci n'ait eu besoin de prononcer une seule parole. Farina s'approcha du commissaire, et tapota du doigt le verre de sa montre, comme pour l'inciter à adopter au plus tôt, la vitesse de croisière.

    - Le garçon avait vu juste, Guido! Ses parents connaissent de sérieuses difficultés pour rembourser leurs prêts. Tiens, regarde cette banque... elle leur a même proposé un rééchelonnement de la dette. C'est plus qu'une incitation, d'ailleurs, si tu lis bien ce courrier...

    - Le gamin n'est pas un menteur, ou plutôt si... mais quand il ment, c'est par omission.

    - Oui, et il nous fait perdre du temps avec ses cachotteries, que l'on parvient toujours à découvrir, d'ailleurs... On est flics, tout de même!... T'en penses quoi, Guido? … Matteo avait réellement l'intention de proposer aux enchères sur eBay, les cadeaux de ces dames, pour remettre ensuite la somme récoltée à ses parents?

    - Tu en doutais, Salvatore?... A toi, je peux bien le confier, je n'ai jamais vraiment cru en sa culpabilité, même si ce n'était qu'une intime conviction, fondée sur rien d'autre que l'instinct d'un père... Matteo est un gamin, à bien des égards irresponsable, rebelle, coureur de jupons et bien trop désinvolte avec les femmes, j'en conviens... mais il a un bon fond. 

    - Alors sûr que l'on ne possède pas le même instinct paternel, s'amusa l'inspecteur, car moi, je me méfie toujours de ce garçon...

    - Oui, je sais, comme le lait qui bouille dans sa casserole...

    Farina émit un léger sourire, mais il ne s'attarda pas sur ce bon mot qui avait fait le tour du service, et il enchaîna pressé:

    - Au fait, Guido, il y a dans le couloir un prêtre qui désire te voir...

    - Un prêtre pour moi, t'es sûr?

    - Ben oui, c'est clair, il était déjà assis dans le couloir lorsque que j'ai pris le service... Je l'ai croisé deux fois chez les Innerhofer, mais c'est uniquement avec toi qu'il souhaite s'entretenir, et il s'impatiente...

    Le commissaire sembla interloqué.

    - Tu as déjà croisé ce prélat chez les Innerhofer, et tu ne m'en as rien dit?

    - Écoute Guido, ne me refais pas le coup de l'alzheimer. Je t'en ai parlé l'autre matin, avant que tu n'entames ton brain... quelque chose... répondit Farina, irrité.

    Le commissaire s'emporta, comme souvent lorsqu'il faisait preuve d'une mauvaise foi évidente.

    - Qu'est-ce que c'est que ce bordel! Rien de tout cela n'est précisé sur mon carnet à spirales, je peux te l'assurer. Regarde toi-même! fit-il, en survolant hâtivement les multiples feuillets du carnet, annoté Innerhofer trois. Et comment, il s'appelle ton prêtre?

    - Moser, don Roberto Moser.

    ***

    Gratta e vinci: « gratte et gagne » est un jeu de hasard, dont les gains dépendent du nombre de numéros trouvés.
    Dolce vita: la douceur de vivre.
    Grüss Gott: interjection signifiant « salut ou bonjour! », surtout utilisée dans le sud de l'Allemagne, en Autriche et par la communauté germanique du Haut-Adige.
    Salve: interjection latine qui se prononce « salvé », signifiant « salut ou bonjour! ».
    Fannulloni: fainéants. Terme communément attribué aux fonctionnaires du service public, dont beaucoup proviennent du Mezzogiorno (sud de l'Italie).

     

    ***

     

    Denis Costa,

    Texte et photo

     


    8 commentaires
  • Denis Costa - Photo 14

     

     

     

    Rizzoli se versa un deuxième verre de Limoncello, son péché mignon. La saveur douce amère de cette liqueur de citron, n'était pas celle de Sorrento, qui en revendique l'origine, mais bien celle produite avec le zeste des citrons du lac de Garde, dans sa partie nord, en territoire du Trentin Haut-Adige, sa région d'adoption. Alice était à ses côtés, une présence aimante autant que rassurante. Les jours rallongeaient à vue d'œil, et les Rizzoli peinaient à se mettre au lit. Les enfants ne s'étaient pas encore couchés et discutaient dans le couloir dans un charabia incompréhensible pour les oreilles attentives, mais désorientées, des parents. Malgré leur jeune âge, les jumeaux montraient une certaine autonomie, qui, pour leur père, reflétait le système institutionnel de la région. La mère en donnait une explication plus rationnelle. La gémellité, disait-elle, les rendait solidaires, donc plus forts. Leurs âges devaient s'additionner et à eux deux, ils atteignaient les vingt ans. Un âge, où il était plus que temps de se prendre en charge...

     

    - Tu vois ma Ciccia, entreprit Rizzoli, qui interpellait parfois sa femme par ce diminutif affectueux, il y a des jours avec et des jours sans. Aujourd'hui, sans conteste, c'est un jour avec!

     

    - Oui, je vois, amore, tu sembles enjoué, et ce soir, tu n'as pas ronchonné une seule fois depuis ton retour de la questura ! Je parierais que ton enquête avance...

     

    - Elle régresse mon enquête, au contraire, elle régresse, mais c'est un mal pour un bien, et je compte sur de prochains rebondissements!

     

    - A ta mine réjouie, je devine que le Matteo ne sera pas inculpé.

     

    - En effet, notre brainstorming a conclu qu'il n'y avait pas de charges suffisantes contre lui, ou plutôt que trop de zones d'ombre persistaient encore... Le vice-questeur n'a pas insisté pour sa mise en examen, signe qu'il n'est pas loin, lui aussi, de m'approuver... Ce n'est pas que je veuille avoir raison à tout prix, mais je ne suis pas mécontent d'avoir rallié tout ce petit monde à la raison...

     

    - Comme toi, je suis soulagée, et heureuse pour cet ado, s'il est mis hors de cause. Je crois beaucoup en la jeunesse, j'ai des étudiants supers, tu sais?... Ils sont l'avenir, dans un pays, où il y a encore trop de vieillards qui trustent les responsabilités! Ils abusent de leur pouvoir... et ça les rend séniles au point que certains en haut lieu, en sont réduits à recourir au service de prostituées... mineures, par dessus le marché!

     

    - Oui, je sais, le feuilleton continue... on en est au quatre-vingt-dix-neuvième épisode... demain, on atteindra les cents! Mais ne généralise pas, Ciccia, et puis, les discours moralisateurs, le puritanisme, c'est bon pour les prêches d'église, s'enflamma Rizzoli, un brin provocateur. Si la gérontocratie règne en maître, c'est faute de naissances suffisantes. Ça dure depuis les années soixante-dix, sans émouvoir outre mesure nos politiciens, de droite comme de gauche! Le taux de fécondité des femmes d'ici n'atteint pas 1,4 depuis plusieurs années déjà, il faut pas s'étonner...

     

    - N'empêche... tu ne m'ôteras pas de l'idée que l'argent et le pouvoir corrompent et salissent tout...

     

    - Moi, je suis à la recherche d'un homme, bien sous tous rapports, puisqu'il a gagné la confiance de Lisa, mais suffisamment tordu et détraqué pour avoir tué la fille. T'as ça en stock, Alice?

     

    Alice fit mine de chercher dans ses connaissances.

     

    - Un homme qui l'aurait corrompue, en somme... un homme qui aurait usé de son influence pour lui faire accepter n'importe quoi?

     

    - En quelque sorte... et même à consommer une orange!

     

    - Mon cercle de connaissances est surtout composé de copines, et toi, tu cherches un homme... Ton homme ne peut être qu'un familier du clan Innerhofer, ou bien un fonctionnaire dont l'uniforme aura été suffisamment persuasif... ou bien les deux, pourquoi pas? Dans tous les cas, ton bonhomme apprécie les agrumes! ajouta Alice avec ironie.

     

    - Hum, soupira Rizzoli, rien qu'avec ton bon sens et ta logique, on déplacerait des montagnes!

     

    - Moque-toi de moi, à présent...Tu as vu que le fait divers a dépassé les frontières régionales, on en parle même sur les chaînes nationales. Et pour les journalistes, le suspect numéro un, reste toujours Matteo...

     

    - Je préfère ne pas savoir... C'est le vice-questeur qui gère... le seul qui soit habilité à répondre à la presse. On verra demain, l'évolution dans les esprits avec les derniers rebondissements. Tant que les médias sont à la traîne de l'enquête, avec un temps de retard sur nous, ça ne m'inquiète pas. Je le serai, en revanche, le jour où les journalistes s'empareront de l'affaire en faisant leurs propres investigations sur nos traces, voire en dehors. Ce serait le pire des scénarios... surtout au stade actuel de nos recherches.

     

    - Guido, je te retire le Limoncello, sinon, on n'en aura plus pour fêter l'arrestation du killer à l'orange.

     

    - Une orange, répéta le commissaire songeur... une orange au pays des pommes... ça ferait un bon titre de polar, non? … Justement, ce matin, Farina et Gasser ont pressé le gamin de tout le jus qu'il pouvait donner... et comme ce délicieux Limoncello, il a rendu le meilleur de lui-même, sans un sanglot, mais avec une réelle émotion, aux dires de mes deux inspecteurs... Désormais, toutes les pièces du puzzle sont en place dans un ordre logique: Matteo a avoué connaître la grossesse de Lisa, il en a ressenti une violente colère, mêlée de culpabilité, et en effet, comme nous le pensions, ils se sont disputés dimanche dernier, après avoir fait l'amour. Il lui avait supplié une nouvelle fois de se débarrasser du cadeau encombrant, et elle, a persisté dans son refus, il n'en était pas question...

     

    - Par conviction religieuse?

     

    - Parce que c'était le fruit de l'amour, lui avait répondu la petite à plusieurs reprises, et puis aussi par conviction religieuse...

     

    - Les journaux que j'ai parcourus, ne précisent rien de particulier sur l'attachement de la famille Innerhofer aux dogmes de l'église!

     

    Le commissaire sourit.

     

    - A l'égal de leurs concitoyens qui peuplent nos vallées, les Innerhofer ne loupent pas une messe le dimanche. C'est plus par tradition, qu'autre chose, je pense. Tu sais, Alice, les églises sont pleines ici... précisa-t-il, comme avec regret.

     

    - Oui, les gens vont à la messe, pour se faire pardonner leurs écarts de conduite, et à peine ont-ils quitté le monde sacré des églises pour retourner dans la vraie vie, profane celle-là, qu'ils reprennent leurs mauvaises habitudes, et leurs péchés mignons... jusqu'au dimanche suivant. C'est sans fin ce truc!

     

    - C'est la raison pour laquelle, tu n'as pas voulu rentrer dans ce cercle vicieux? s'amusa Rizzoli. Trop de péchés à te faire pardonner...

     

    - Qui n'a pas ses petites faiblesses, mon cher Guido... mais les miennes sont bien secondaires... Quand je me regarde, je m'inquiète, quand je me compare, je me rassure... Cette citation, Alice l'avait énoncée en français.

     

    - Talleyrand! s'exclama Rizzoli.

     

    - Je vois que tu as retenu l'auteur de ce bon mot, l'une des citations que nous ressort à l'accoutumé, Jean-Michel, le mari de ma sœur Elisabetta, à l'occasion de nos trop rares réunions de famille...

     

    - Oui... Jean-Michel, le francesino, officier de marine, avec lequel elle vit quelque part, là-bas, en Bretagne...

     

     

    Ciccia: terme affectueux, équivalent de « chérie ».

    Francesino: «  petit Français », terme affectueux utilisé par les Italiens pour désigner les Français.

     

     

    Denis Costa,

    Texte et photo

     

     

     

    14 commentaires
  •  

    Denis Costa - Photo 13

     

     

     

     

    Je suis furax Guido! s'enragea Farina, je viens une nouvelle fois de me faire verbaliser par la Stadtpolizei, c'est mon deuxième PV en quinze jours...

     

    Rizzoli ne parut pas surpris par les tribulations de son adjoint avec la police municipale de Bolzano. Lui-même avait déjà écopé de plusieurs amendes pour ce qu'il appelait des peccadilles.

     

    - Et que t-a reproché le flic municipal, cette fois-ci? s'amusa le commissaire.

     

    - Quel flic, Guido? Elles étaient deux... deux femmes sortant d'une fourgonnette flambant neuve, qui m'avait pris en chasse quelques minutes auparavant... J'ai cru à un simple contrôle d'identité, mais non... après avoir vérifié mes papiers, elles sont rentrées dans leur fourgonnette aux vitres fumées. J'ai poiroté un bon moment, et elles en sont finalement sorties... avec le petit papier vert, rédigé avec grand soin! J'ai vérifié... pas de vice de forme. L'une d'entre-elle m'a sermonné, comme si j'étais un gamin: « vous savez, c'est pas bien ce que vous avez fait là, on ne conduit pas ainsi... Quand on veut tourner via Palermo, il ne faut pas s'engager sur la voie de gauche, au dernier moment... » Du coup, j'ai écouté son sermon en baissant les yeux, comme un enfant pris en faute... C'était vraiment burlesque... N'empêche que payer trente-huit euro pour ne m'être pas engagé sur la file de gauche suffisamment tôt! Avoue, Guido, c'est du racket, non? Dire que pour une fois, j'avais mis mon clignotant...

     

    - Et le PV précédent, c'était pour quoi déjà? Ah, oui, je m'en souviens... tu n'avais pas renseigné correctement le disque horaire de stationnement. Le flic t'avait reproché de l'avoir sciemment avancé, c'est ça, non?

     

    - Oui, exact, un disque horaire publicitaire parfaitement imprécis... objectivement, je n'aurais pas pu le régler mieux. Quelle misère! pour une broutille pareille, j'ai dû casquer vingt-six euro!

     

    - Tu leur as précisé que t'étais flic... non pas de la ville, mais de l'État italien?

     

    - Bah, non! on n'est pas en Sicile ici... tu sais comme moi que cela n'aurait servi à rien! Si je l'avais mentionné, elles auraient trouvé ça, aussi outrageant que si je leur avais demandé un passe-droit pour partir en retraite anticipée... Je ne leur ai pas précisé non plus que j'étais de Palerme, par crainte d'aggraver mon cas!

     

    - C'est vrai que de se faire verbaliser via Palermo, lorsque l'on est palermitain, c'est pas banal! En tout cas, c'est le prix à payer ici, la règle du jeu si tu préfères, poursuivit Rizzoli. La ville est tranquille, parce que c'est tolérance zéro à tous les niveaux, ou pratiquement. C'est un peu étouffant, j'en conviens, surtout lorsque l'on arrive de Milan ou du profond sud, mais on s'habitue!

     

    - Sûr que dans le Haut-Adige, on est loin du Far West, comme en Sicile, ou bien à Naples: là-bas, lorsque tu sors acheter un kilo de riz à l'épicerie du coin, pan! un type que tu ne connais pas, te fait sauter la cervelle... Balle perdue, comme disent les journalistes!

     

    - Dommage collatéral de la mafia, précisent les experts! A Naples, tu sais, j'ai bien peur que ce soit plutôt un kilo de cocaïne que certains vont acheter à l'épicerie du coin... Pour te consoler, Salvatore, demandes-toi un peu combien de contraventions tu as évité pour des entorses au code de la route, réellement commises et bien plus sérieuses, comme des excès de vitesse, si tu vois ce que je veux dire...

     

    - T'inquiète, Guido, c'est déjà ce que je me dis lorsque j'ai la rage contre ces fonctionnaires qui ne font pas la part des choses... Remarque, on en arrive à la conclusion de tout à l'heure... Si deux flics en fourgonnette me font la chasse pour une babiole, c'est qu'ils se cherchent du travail... et que la petite délinquance et autres incivilités doivent se faire bien rares dans cette ville!

     

    Le vice-questeur Walshofer apparut soudain dans le bureau du commissaire. Il sembla plus déconcerté de surprendre l'hilarité des deux hommes, que les deux hommes de tomber nez à nez sur lui. Il faut dire que Walshofer avait pris l'habitude d'entrer dans le bureau de ses subordonnés sans frapper préalablement à leur porte. Le grand chef devait sans doute avoir ses raisons, des raisons que Rizzoli n'avait jamais cherché à connaître, ou à approfondir... Un grand chef n'a pas de temps à perdre, se disait-il simplement avec ironie, et il est vrai que frapper à une porte, attendre la réponse, puis actionner la poignée, constituent un gaspillage d'énergie phénoménal...

     

    - Eh bien, messieurs, je suis heureux de constater que l'on plaisante à la criminelle! C'est le happy end qui solde la réunion de tout à l'heure? J'ai vu votre staff s'éparpiller dans les couloirs, commissaire...

     

    - C'est un honneur de vous avoir dans mon bureau, vice-questeur... Nous devisions, pour parler savamment, sur l'utilité du travail de nos collègues de la Stadpolizei, et avec Farina, ça nous a mis en joie!

     

    - J'aurais bien aimé partager votre joie, mais je vois mal en quoi nos collègues municipaux m'inciteraient à sourire... Je vous avouerais que parfois, ils m'agacent avec leur pointillisme... et leur triomphalisme. Comme s'ils étaient à eux seuls responsables de la relative quiétude qui règne à Bolzano. Certaines villes du sud font mieux que nous en matière de sécurité, d'après l'enquête du quotidien il sole 24 ore... Il n'y a donc pas de quoi pavoiser... Dites-moi plutôt, commissaire, comment s'est passée votre réunion?

     

    - Installez-vous là, monsieur... vous avez le temps? demanda Rizzoli, en offrant au vice-questeur, l'unique fauteuil de la table conférence… Farina, désolé, mais il faut que tu te retournes à Lana sans moi. Il n'y a pas une seconde à perdre... prends Gasser avec toi, et surtout, fais le méchant avec Matteo!

     

     

    - Je vois commissaire, que vous avez adopté la technique de l'interrogatoire, privilégiant la répartition des rôles, le méchant flic et le gentil... Qui fait le gentil?

     

    - Oui, technique classique mais efficace. En général, on s'alterne, mais vous me connaissez, monsieur, j'ai souvent tendance à faire le gentil. Je mets les suspects en confiance, et surtout face à leurs responsabilités.

     

    Farina quitta la pièce, le sourire aux lèvres. Ciao! lança-t-il à Rizzoli, tout en lui décrochant un clin d'œil complice.

     

    - Pour être franc avec vous, monsieur, j'ai bien peur que l'enquête ne doive repartir de zéro. Il existe bien un faisceau d'indices à l'encontre du jeune Matteo, mais... y a plein de petites choses qui ne collent pas... Il est clair pour moi, que les deux jeunes ne se sont pas rendus ensemble sur les berges de l'Adige. Sinon, pourquoi aurait-on retrouvé la bicyclette de Lisa du côté de la chapelle de Santa Agatha à cinq kilomètres des bords du fleuve? Je n'imagine pas Matteo ramener le vélo jusque-là, tout en pédalant sur le sien... C'est vraiment acrobatique et quelqu'un l'aurait forcément remarqué! Et puis, si les choses s'étaient passées ainsi, alors là, il aurait été matériellement impossible pour lui de rejoindre ses copains à Merano à l'heure où ils ont été vus... Nous pensons également que Matteo était sincèrement épris de Lisa, ce qui n'était pas le cas avec ses autres aventures...

     

    - Possible, rétorqua Walshofer, mais l'amour n'a jamais empêché les crimes passionnels? au contraire, ça les génère...

     

    - C'est exact, acquiesça Rizzoli avec un sourire qui dissimulait mal son scepticisme. C'est pourquoi, nous vérifions actuellement, ce que le gamin connaissait exactement de la grossesse de Lisa. Il ment par omission ce Matteo, et ça m'énerve!

     

     

    - Je venais justement vous apporter le rapport de la police scientifique. Il était ce matin sur mon bureau.

     

    - Ah? leurs services m'avaient déjà contacté par téléphone... des éléments plus probants?

     

    - Ils ont trouvé peu de choses sur place. Les traces d'empreinte au sol sont peu lisibles sur les cailloux, en revanche, sur la partie meuble, les quelques bandes sablonneuses proches de l'eau, on trouve des empreintes de pas mêlés. Ils ont identifié les bottes du pêcheur, notamment. Malheureusement, Lisa et son tueur n'ont pas piétiné à cet endroit-là semble-t-il, pas de trace de bottines... Deux mégots de cigarette, un chiffon, quelques lambeaux de papier dégradés par le temps, datant par conséquent d'avant le crime...

     

    - Ce qui est bien ici, c'est que les gens ne laissent pas traîner leurs détritus, comme c'est trop souvent le cas hélas dans le reste du pays, ça facilite grandement la tâche de la police, ne croyez-vous pas?

     

    La remarque du commissaire sembla amuser le vice-questeur.

     

    - C'est notre côté germanique qui vous fait défaut... et que vos semblables par ailleurs nous envient, n'est-ce pas Rizzoli?

     

    Walshofer avait interpelé le commissaire par son nom de famille, ce qui était suffisamment rare, pour que son interlocuteur ne le considère pas comme un hasard.

     

    - Vous connaissez mon opinion là-dessus, monsieur... Chaque communauté s'enrichit des défauts et qualités de l'autre, sans ignorer la minorité ladine, troisième entité de notre belle province. Cependant, je ne renoncerai jamais au tricolore, ni à l'unité de mon pays... Puissent tous ici, penser la même chose!

     

    Le vice-questeur soupira, avant d'exprimer son avis. Un avis volontairement consensuel, susceptible de ne pas déchaîner les foudres du politiquement correct.

     

    - Comme vous, je regrette cette polémique stérile sur le bas-relief Piffrader... De même, l'absence en mars dernier à Rome, du gouverneur pour les festivités en l'honneur des 150 ans de l'unité du pays... Pas très habile... mais je comprends sa décision, sans la partager toutefois... Ces d'incidents, ajoutés à une kyrielle de bisbilles de même acabit, ont sérieusement ébranlé la confiance entre les communautés. Dites-moi commissaire, quelle direction comptez-vous prendre dans notre affaire?

     

    Ce fut au tour du commissaire de soupirer.

     

    - On n'a pas trop le choix. On continue à travailler le gamin... et en parallèle... Si l'on disculpe Matteo, c'est qu'il y a forcément une tierce personne dans cette affaire... un homme. Or, cet inconnu ne l'était manifestement pas pour Lisa qui l'a accompagné sur le bord du fleuve... Mais qu'est-ce qui lui a donc pris à cette fille? Et puis cette orange, avalée juste avant de mourir, étrange, non?

     

    - L'orange? je comprends... Ça m'a également interpelé lorsque j'ai lu le rapport d'autopsie... En tout cas, cela montre que Lisa était tout à fait en confiance avec son meurtrier...

     

    - Monsieur le vice-questeur, il faut absolument recontacter la médecin Gruber, il doit bien y avoir l'ADN d'un autre homme qui se cache quelque part sur le cadavre de la petite!

     

     

    Lexique :

    Stadtpolizei: la police municipale.

    Tricolore: terme qui désigne le drapeau italien, vert, blanc, rouge.

     

     

    Denis Costa,

    Texte et photo

     

     

     


    12 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique