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    Quelques jours plus tard, Rizzoli se mit au balcon, respirer l'air de la ville. Du haut des trois étages, il pouvait observer la rue foisonner. Sur le corso Italia, les automobiles se succédaient sans répit en flot continu. Alice rempotait les géraniums Bec de grue qui avaient passé l'hiver sans encombre. Le mois de mai devrait consacrer leur floraison en mille petites corolles blanches, roses et bleues. Le commissaire se dit que de toute façon, il avait fait le maximum, et qu'il fallait passer à autre chose. Le trafic de cannabis qui sévissait dans les bars de la ville, lui donna l'occasion d'enquêter dans le milieu de la pègre. Les trafiquants albanais, installés dans la région depuis plusieurs décennies, voyaient leur suprématie aujourd'hui contester par de nouveaux venus: la communauté marocaine.
    - Ces étrangers, je ne les aime pas, sortit soudain Rizzoli.
    - Tu parles de qui, amore?
    - Des étrangers en général... du moins ceux qui arrivent chez nous pour se vautrer dans la délinquance.
    -  C'est la première fois que je t'entends parler ainsi, s'étonna Alice. C'est bizarre dans ta bouche...
    - Et si je te disais que je n'aimais pas les cuisses de grenouilles ou les moules à... à, je ne sais plus quelle sauce, que ton beau-frère Jean-Michel voulut me faire goûter l'été dernier, ça te paraîtrait également bizarre?
    - C'est l'enquête sur la mort de la petite Lisa qui te met dans un état pareil?
    - Rien à voir... de toute façon, dans ce foutu pays, personne ne me contesterait le droit de ne pas aimer un objet, les lunettes rondes de ma secrétaire, ou bien encore les fleurs que tu rempotes, mais si je déclarais à la cantonade, ne pas n'aimer telle ou telle peuplade, alors là, les foudres du politiquement correct se déchaîneraient contre moi! C'est cohérent pour toi?
    Alice s'abstint d'abord de répondre à cette question rhétorique. Elle se baissa pour ramasser les feuilles desséchées et les morceaux de terre qui jonchaient le balcon, pour se relever une fois le dallage nettoyé.
    - Je te l'ai déjà dis, amore, je n'éprouve ni sympathie, ni antipathie particulière envers les étrangers, poursuivit-elle, mais ceux qui respectent nos lois et nos coutumes, je les accueille bien volontiers!
    - Hum... en fait, Alice, tu dis exactement la même chose que moi, mais dans un vocabulaire acceptable et passe-partout.
    - Non, Guido, je m'exprime simplement comme tu le ferais toi, si tu étais dans un état normal.   
    - Ça ne te dérange pas de devoir toujours contrôler tes paroles, tes émotions, de réfréner les pires sentiments qui habitent le genre humain, chez toi, comme chez tous les individus qui peuplent cette putain de terre?
    - Je sais surtout que tu es malheureux, Guido... la faute à cette enquête qui ne se termine pas comme tu l'aurais espéré.
    - Hélas, les croyances, l'intime conviction ne vont pas de pair avec les faits, la dure réalité des faits...
    - Tu as fait pour le mieux...
    - Arrêtes, Alice, pas ça... ce sont les propres mots de ce charlatan de prêtre, prononcés à peine l'avais-je salué lors de notre tête à tête dans cette maudite cathédrale! Je sais que vous faites au mieux, commissaire... Il s'est joué de moi, il vient de demander à Rome son transfert dans un autre diocèse, le fourbe!
    - Et personne ne peut l'en empêcher?
    - Personne n'en a le courage, en tout cas, et surtout pas ici... dans cette région où l'église est la vache sacrée, où des calvaires et autres stèles religieuses sont érigés à tous les coins de rues et chemins de montagne! Il arrange tout le monde ce départ, crois-moi...
    - Qu'en pense ton ami Farina?
    - Il est croyant, lui... il m'assure que le prélat ne l'emportera pas au Paradis... Toute mon équipe est effondrée, tu sais, ciccia... sans parler du docteur Gruber qui m'a annoncé l'autre jour, la mine défaite que les analyses complémentaires n'avaient permis de déceler aucun indice sérieux à charge du suspect, sur lequel on avait prélevé tout ce qu'il fallait... Pas même mes pelures d'orange n'ont pu prouver quoique ce soit! aucune empreinte, aucun ADN, rien... le néant le plus complet.
    - Et maintenant, que vas-tu faire?
    - Je vais m'employer  à combattre la pègre qui refile de la mort à nos enfants!
    - Non, je voulais dire pour  Matteo?
    - Oh! le gamin... et bien lui... c'est le dernier à avoir vu la petite, vivante, il a laissé son sperme comme carte de visite, il sera par conséquent mis en examen. C'est en tout cas l'info que m'a livré le vice-questeur... Mais t'inquiète pas trop... le procureur se rendra rapidement compte qu'il n'y est pour rien. Il a été incapable de me situer avec exactitude le lieu du crime, et il m'a affirmé que le corps de Lisa reposait sur le dos, alors qu'on l'a trouvé allongée, le nez dans les broussailles... ça, c'est plus qu'un point de détail! Et puis... le gamin sait qu'il peut compter sur nous...
    - Tout n'est pas fini, alors?
    - Rien n'est jamais fini, ciccia, …notre échec n'est pas la victoire du prélat, et le dernier chapitre de cette histoire n'est pas encore écrit!



    FIN

     

     

    Denis Costa,

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  • Denis Costa - Photo 27

     

     

     

    Rizzoli ne tenait plus en place. D'ici peu, il prendrait le chemin de la cathédrale Santa Maria Assunta, piazza Walther. Il irait à pied à la rencontre de Don Moser, mais cette fois, il n'ira pas à Canossa recevoir sans broncher les balivernes du padre, se faire duper et se laisser endormir par de belles paroles... On verra bien comment tournera cet entretien, mais il faudra bien qu'il avoue son forfait, se motiva-t-il... Il s'en était entretenu avec Farina qui lui demanda, non sans une certaine ironie, s'il avait l'intention de se munir d'une paire de menottes, au cas où... Je me vois mal arrêter un prélat dans une église, encore moins lui passer les menottes devant des fidèles médusés, lui avait-il répondu d'un air grave; en revanche, j'ai bien l'intention de le bousculer, le bonhomme!

     

    Vers midi, le commissaire dévala quatre à quatre les escaliers de la questura. Il s'engouffra dans la circulation piétonne, soucieuse de se trouver une table disponible en terrasse pour profiter des rayons du soleil qui réchauffaient la ville. La traversée de la place Walther, baignée de lumière, lui fit plisser les yeux. La chaleur du mois de mai ne lui convenait pas. Plus la cathédrale s'approchait, et moins il se sentait prêt à affronter le prélat. S'il s'était écouté, il aurait volontiers rebroussé chemin. Après tout, la questura était l'endroit idéal pour interroger les suspects, et son confortable bureau lui convenait parfaitement... pourquoi donc se compliquer la vie à faire le boulot en terrain ennemi? ... Il se demanda s'il allait rentrer dans la cathédrale par le lourd portail gardé par le Rom qui faisait la manche, ou bien s'il allait prendre l'une des portes latérales... Il opta pour le portail, et repoussa avec agacement la sébile que le Zingaro lui agitait sous le nez. La cathédrale de Bolzano est assez sombre et ses murs épais lui conservaient une fraîcheur que le commissaire trouva bienfaisante. Il trempa un doigt hésitant dans le bénitier et fit un rapide signe de croix, en mémoire de sa mère très pieuse, qui avait tenté en vain de lui communiquer sa foi. La cathédrale était presque déserte et Rizzoli n'eut aucun mal à repérer Don Moser qui avait pris une pose méditative. Peut-être est-il en train de prier, se demanda-t-il. Le prélat s'était assis un peu à l'écart, sur le côté latéral de la cathédrale, près d'un mur dont les fresques étaient en partie défraîchies. Rizzoli s'approcha de l'homme en dépassant plusieurs rangées de prie-dieu. Il marchait d'un bon pas, sans tenter d'en masquer le bruissement naturel. A son approche, Don Moser se retourna et se leva pour l'accueillir.

     

    - Soyez le bienvenu dans la maison du Seigneur, commissaire, chuchota le prélat sur un ton qui rappela à Rizzoli les rares confesses auxquelles il s'était soumis de bonne grâce pendant son enfance. Il fit la moue... Ne renversons pas les rôles, se dit-il, aujourd'hui, le rapport de force a tourné en ma faveur. C'est lui qui avouera et c'est moi qui aurai à décider des suites à donner à sa confession. Je doute fort que dans la tourmente, trois pater et deux ave ne lui suffisent à obtenir l'absolution...
    Le prélat avait troqué sa tenue civile pour une tenue de prêtre très sobre... peut-être un signe, se convint le commissaire.
    Les deux hommes s'assirent côte à côte, sur le même banc.
    - Je ne suis pas trop en retard, j'espère, padre, lui demanda Rizzoli, qui regrettait déjà ce premier assaut de bonnes manières.
    - Je méditais en vous attendant, voyez-vous, commissaire, répondit le prélat. J'étais certain que vous ne vous déroberiez pas, poursuivit-il, le sourire obséquieux.
    Rizzoli fut contrarié par cette entrée en matière. Don Moser tentait de retourner la situation à son avantage, et cela le mit mal à l'aise. Son regard qui se voulut un instant bienveillant, se ferma soudain, au point que le prélat s'en aperçut.
    - Ne vous offusquez pas, commissaire, je sais que vous faites au mieux...
    - Vous m'avez convié dans cette église pour me parler, je suppose... Je suis là et je vous écoute.
    - Cette cathédrale est un véritable joyau des arts roman et gothique, ne trouvez-vous pas? Elle résume en elle-même la singularité de notre région, la rencontre de deux cultures, l'une venant du nord, l'autre du sud...
    - Une région attachante en effet, pour qui accepte les différences.
    - Pour moi, le sud fut un vrai désastre, commissaire...
    - Le profond sud, alors… si c'est bien à l'expérience africaine dont vous songez...
    - L'Afrique, voyez-vous, j'y ai mis toute mon énergie, mon amour des hommes et ma générosité, chuchota le prélat à l'oreille du policier.
    - Vous n'avez pas bénéficié d'un retour sur investissement, en tout cas.
    - En effet, commissaire, calomnies, mensonges et plusieurs mois d'enfermement dans la pire des prisons qui soit... voilà ce que le profond sud, comme vous dites, m'a coûté!
    - Vous ne vous sentez en rien responsable de ce qui vous est arrivé? pas même un petit peu, des remords, des regrets?
    - Responsable d'avoir fait confiance, ça, oui, voyez-vous... Je serai un éternel pénitent...
    - Pourtant, vos déboires en Afrique ne vous ont pas servi de leçon, vous réitérez vos petites affaires... en Éthiopie, cette fois, je me trompe, padre?
    Le prélat ne sembla pas surpris par la charge du commissaire, murmurée à voix basse pour ne pas être entendu de la personne âgée qui venait de s'assoir quelques rangées devant eux.
    - Tout ce que j'y fais est légal et mon engagement a été approuvé par le Vatican... Je compte ouvrir là-bas une école pour lutter contre l'analphabétisme.
    - Oui, pour des mineurs... tout comme à Djibouti... c'est bien ce que je disais.
    - Je fais ce que je sais faire, et ce que j'ai toujours su faire, voyez-vous?
    - Avec l'argent de généreux bienfaiteurs.
    - J'organise en effet une collecte sur internet. La générosité est devenue une industrie, voyez-vous, il faut faire avec son temps. Mais je constate commissaire, que vous avez consulté mon blog...

     

    Rizzoli rongea son frein. Il finit par s'agacer du flot de voyez-vous, dont le prélat affublait ses phrases. Les messes basses n'avaient pas non plus ses préférences et il comprenait mal où allait mener cet entretien.
    - Vous m'avez convié dans cette église à la demande pressante de Frau Innerhofer?
    - Non, commissaire, pas cette fois... je voulais que la solennité des lieux vous incite à admettre ma vérité, voyez-vous.
    - A admettre que vous avez tué la petite Lisa?
    - Non, commissaire, à admettre que je ne suis pas un pédophile.
    - Je vous l'accorde, pour le reste...
    - Pour le reste?
    - Oui, pour le reste: la gamine, Matteo, les trois colonnes sur Alto Adige, votre photo en pleine page, la vente de votre Vespa? c'est là-dessus que j'aimerais vous entendre...
    - Je ne suis pas un pédophile, commissaire, j'ai besoin de faire le bien autour de moi, faites-moi la grâce de le croire!
    - Jusqu'à un certain dimanche de mai, où vous avez compris que vos activités altruistes allaient connaître un sacré coup d'arrêt... Je continue?
    - Tout allait basculer en effet...
    - Et?
    - Et voyez-vous, commissaire, il faut se soumettre à la justice divine.
    - Je préfère la justice des hommes, c'est elle qui me nourrit.
    - Je livre mon âme à Dieu...
    - Vous la livrez à Dieu ou au diable, padre? … En commettant le péché capital, vous avez clairement choisi...
    - Ne m'accablez pas!
    - Dois-je prendre ça pour un aveu?
    - Je suis déjà condamné, voyez-vous, le seigneur m'a condamné...
    - Parce que vous avez condamné Lisa au repos éternel et Matteo à une longue période de chagrin.
    - C'est terrible tout ça, commissaire...
    - Cessez votre petit jeu, padre, et venez me préciser votre version des faits, dans mon bureau évidemment... Vous avez bien su le trouver l'autre jour, alors allez donc jusqu'au bout de votre démarche, je vous prie!
    Pour toute réponse, Don Moser grimaça. Il s'agenouilla sur le prie-dieu, croisa les doigts et baissa la tête.

     

     

    Rizzoli l'observa un moment balbutier une prière. Puis il s'éloigna et regagna la lumière par la porte latérale, laissant Don Moser avec sa conscience. La souffrance est de son côté, se dit-il, elle est immense, tout comme celle des victimes, et tôt ou tard, elle s'exprimera. Le prélat viendra bientôt faire sa déposition à la questura, se persuada-t-il encore.

     

    Denis Costa,

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  • Denis Costa - Photo 26

     

     

     

     

    - C'est comme vous le souhaitez padre, répondit le commissaire. La cathédrale Piazza Walther, ça me convient fort bien... Alors, disons, à tout à l'heure, padre...
    Rizzoli raccrocha le combiné, songeur. Don Moser avait insisté pour le rencontrer, mais il avait posé ses conditions. Ce serait seul à seul et dans un lieu saint. La cathédrale de Bolzano avait été proposée par le prélat. Le commissaire se reprocha le ton mielleux avec lequel il avait répondu à Don Moser. Décidément, il ne se sentirait jamais à son aise en présence des curés, envers lesquels il manifestait cependant une certaine déférence. Les regrets dissipés, le commissaire se demanda de quoi le prélat voulait bien l'entretenir... Dans la meilleure des hypothèses, il lui confesserait son crime, au pire, il le mènerait en bateau, comme l'avait fait Matteo avant de rendre les armes. Pourtant, remarqua-t-il, Don Moser vient de faire un grand pas vers moi, en proposant la cathédrale de Bolzano... après tout, il aurait très bien pu choisir celle de Merano, son fief, la ville où il exerce son sacerdoce.... Serait-ce un signe? Qui sait s'il n'a pas l'intention lui aussi de se constituer prisonnier... Un deuxième coupable auto-proclamé après Matteo... Hum! pas forcément un bon présage... Puis le commissaire se demanda, goguenard, sur quel engin le curé allait-il rejoindre Bolzano, après qu'il se soit opportunément débarrassé de son scooter... Oui, bien sûr, il peut toujours prendre le train, ironisa-t-il... Quoiqu'il en soit, notre entretien, en tête à tête et à mi-voix, à proximité de la Sainte Vierge ou du crucifix au centre de la nef, devrait prendre une tournure bien insolite, s'amusa-t-il.

    La matinée fut conforme aux attentes du commissaire. Matteo fut déféré devant le procureur qui, au vu des derniers procès-verbaux d'interrogatoire, prononça à son encontre, une mesure d'arrêt à résidence. Une mesure conservatoire qui imposait au jeune homme de résider dans sa famille à Lana, avec interdiction de s'en éloigner et de communiquer avec les différents protagonistes de l'affaire.
    Peu avant, Rizzoli s'entretint avec le vice-questeur, mais pas plus de quelques minutes, entre deux portes, dans le couloir de la questura. En effet, Walshofer s'était déjà tourné vers d'autres priorités après l'audience que son patron, le questeur De Stefani, de retour de sa conférence de Berlin, avait bien voulu lui accorder. Les mots d'ordre étaient désormais: mobilisation maximisée des forces de police, des carabiniers et de la brigade financière, et coordination pérennisée des actions au niveau européen pour lutter contre toute forme de criminalité organisée. Le vice-questeur, avant de refermer la porte derrière lui, avait cependant tenu à réaffirmer toute sa confiance à son subordonné, et il lui demanda de boucler rapidement l'affaire Innerhofer, en légitimant pour la toute première fois, la piste ecclésiastique. Rizzoli n'en demandait pas tant.
     

     

    L'inspecteur Farina rentra reposé et halé de son week-end familial sur le lac de Garde, tout en regrettant de ne pas avoir pu s'y baigner, en raison du vent et de la fraîcheur de l'eau. Même les Allemands sur leurs planches à voile, se gardèrent bien de s'y aventurer sans combinaison, précisa-t-il. Le vice-inspecteur Gasser plaisanta sur la peau ténébreuse de son collègue palermitain qu'il qualifia de marocchino, tout en déplorant son manque de réussite personnel auprès de la gent féminine, qu'il expliquait par un teint trop pâle et son manque de sex-appeal. Les femmes présentes autour de la cafetière collective s'employèrent à rassurer le jeune Gasser, même si la signorina Silvana proposa une quête dans le service, afin de lui offrir le jour de son anniversaire, un relooking et des séances de coaching... Rizzoli vit dans la confession intime du vice-inspecteur, nouvellement muté dans son équipe, le signe d'un début d'intégration. Il se conforta dans l'idée que la cohésion du groupe, peu à peu prenait forme, malgré les origines très diverses de son personnel. Le Milanais qu'il était, pouvait très bien s'accommoder d'un Palermitain, son adjoint le plus proche, de germanophones tyroliens hauts en couleur, ainsi que d'Italiens désormais assimilés, mais dont la plupart provenait de la Vénétie voisine ou du Mezzogiorno, comme c'était généralement le cas de la population à Bolzano.
    Farina félicita le commissaire pour avoir débarrassé l'Adige de ses pelures d'orange, que lui, aurait laisser dériver jusqu'à l'embouchure du fleuve en mer Adriatique. Plus sérieusement, tous se félicitèrent de la mise hors de cause du jeune suspect, que le personnel du service avait fini par prendre en affection.
    - C'est en partie à Kallmünz qu'on le doit, souligna Rizzoli, il a su faire preuve de fermeté au bon moment. Il a secoué rudement le walsche Weiberer, notre play-boy italien, comme on secoue les oliviers en hiver, et croyez-moi, la récolte fut bonne, plaisanta-t-il encore... Le sergent bénéficie d'une récupération après son week-end de garde, mais puisque le service est pratiquement au complet ce matin,  je tiens à lui rendre hommage devant vous.

    Les tasses de café de la pause de dix heures, nettoyées et rangées dans l'armoire, Rizzoli se dirigea vers son bureau. Farina lui emboîta le pas.
    - Tu sais, Salvatore, lui dit le commissaire en s'asseyant à sa table de travail, Matteo n'est pas encore sorti d'affaire... Le juge attend les analyses complémentaires de la légiste, sans compter les indices que les pelures d'orange pourraient révéler... et cela prendra bien deux, deux trois jours... J'espère que l'on n'aura pas de mauvaise surprise de ce côté là...
    - D'autant que l'on est loin du compte, se lamenta Farina, nous n'avons toujours aucune charge déterminante contre Don Moser, tout juste un faisceau d'indices: un alibi non vérifiable, une cession de scooter qui arrive à point nommé et un mobile encore à approfondir... C'est pas suffisant...
    - Oui le mobile... parlons-en... Matteo nous a affirmé qu'il avait remis à Lisa, deux jours avant le meurtre, une coupure de presse jaunie, trouvée par hasard dans le fourbis du grenier de ses parents. C'est la photo du prélat, grand format et en pleine page qui l'avait d'abord intrigué. L'article mettait nommément en cause Don Moser pour ses activités troubles en Afrique. Matteo voulait ainsi discréditer le prélat auprès de sa copine, car ce serait lui qui l'aurait conseillée, hum... qui lui aurait ordonnée de garder l'enfant... sous peine d'excommunication, ou que sais-je encore... bref, les menaces habituelles des éléments les plus rétrogrades de l'église catholique...
    - Et alors? demanda Farina.
    - Et alors? ... Relis bien la déposition du gamin... Il prétend que Lisa avait l'intention d'en parler à ses parents... Ça aurait fait tache sur une carte de visite, tu ne crois pas? Je doute que les Innerhofer continuent d'accepter chez eux, un ecclésiastique devenu aussi douteux et infréquentable... Et dans cette affaire, Don Moser a tout à perdre... Rappelle-toi la récolte de fonds qu'il organise sur Internet au profit du diocèse d'Addis-Ababa pour une cause dont on ne sait rien de précis? Et les Innerhofer sont sans doute de généreux mécènes... comment comprendre autrement la cour assidue qu'il leur fait subir?
    Farina leva les deux mains, comme pour protester.
    - Pardonne-moi, Salvatore, mais ça m'arrive aussi de voir tout en noir... parfois... De toute façon, j'ai demandé ce matin au procureur, l'autorisation de saisir son ordinateur personnel. Gasser et Luciani sont sans doute déjà en route pour Merano, avec le mandat... Le fameux dimanche où Lisa fut tuée, Matteo s'est mis en colère quand il a su qu'elle n'avait encore rien dit à ses parents. Ils se sont quittés fâchés. Lisa regagne le domicile de Lana, mais, sur le chemin, elle croise par hasard le prélat qui sort de la chapelle Santa Agatha, où il vient de faire ses prières. Il est en scooter, la petite accepte de faire un tour avec lui. Jusque là, rien à dire, et je ne pense pas qu'il y ait eu préméditation de la part du padre.
    - Oui, et je crois deviner la suite, enchaîna Farina. A un moment ou à un autre, Lisa, encore déstabilisée par la dispute avec Matteo, au sujet précisément de la probité du prélat, lui avoue qu'elle est au courant de l'affaire et qu'elle va tout raconter à ses parents.
    - Exact!
    - Don Moser prend peur... pour son image, d'abord, et puis... sans les sous des Innerhofer, l'avenir de sa pseudo fondation en Éthiopie serait méchamment compromise... Alors, il tranquillise la jeune fille... une fois parvenus sur la rive du fleuve, il partage avec elle une orange, ou deux, dont ils éparpillent les pelures dans l'eau, comme des gamins insouciants, puis soudain, c'est le drame, il l'étrangle par derrière... C'est bien ça? … Une banale histoire de frics, en somme... Je ne voudrais pas t'alarmer, Guido, mais même si tout cela est plausible, on n'a pas l'ombre d'une preuve!
    - Patience, Salvatore, patience... De toute façon, on aura tout tenté... 
    - Et Matteo?... Il fait à peu près la même analyse dans sa déposition, on dirait...
    - Oh! Matteo... bien sûr qu'il soupçonne le prélat depuis le début, et pour cause... en révélant l'article de presse à sa copine, il a amorcé la machine infernale, il en est persuadé en tout cas, et aujourd'hui, il est rongé par un indicible sentiment de culpabilité. Il est même effondré le gamin, effondré. C'est d'ailleurs ce qui l'a poussé à s'accuser du meurtre, il se sent coupable, responsable de tout. J'ai tenté de lui retirer cette idée de la tête, mais je ne pense pas y être parvenu... j'espère simplement qu'il ne va pas faire de conneries...
    - Mais de ce journal, on n'en a trouvé aucune trace, lors des diverses perquisitions?  C'est pourtant une pièce à conviction de première importance, non?
    - Aucune trace en effet... Si tu veux mon avis, Salvatore, la petite s'en sera débarrassée, elle l'aura balancé dans une poubelle, tout simplement...
    - Mais alors... si ça se trouve, Lisa n'avait pas vraiment l'intention de s'en servir pour nuire au prélat... elle n'en aurait probablement pas parlé à ses parents...
    - Possible... Comment comprendre autrement la passivité de la fille lorsqu'elle se trouva seule à seule avec le padre sur les bords de l'Adige? À mon avis, elle ne se sentait en rien menacée. C'est ça qui est terrible, Salvatore, la petite est probablement morte pour rien, pour rien!... Et Matteo le sait...
    ***

    Marocchino: marocain, personne à peau mat.

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    Denis Costa,

    Texte et photo

     

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    Le Twenty-two Bar, en fond sonore, Dominique A et Françoiz Breut, un peu comme une revanche posthume de la jeune Lisa sur celui, ou ceux qui lui ont abrégé la vie ...

    Lenaïg

     


     

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  • Denis Costa - Photo 25

     

     

     

    - Alors Matteo, t'en es bien sûr, faire l'amour ne vous a pas ouvert l'appétit?
    Le suspect écarquilla les yeux, déconcerté, se demandant sans doute où voulait en venir le commissaire. Il répondit à nouveau par un non machinal.
    - Quand le commissaire te pose des questions, s'agaça le sergent Kallmünz, il souhaiterait des réponses plus circonstanciées, on t'a pas appris à faire des phrases au lycée? Ton non, vois-tu, ne ne nous suffit pas! Qu'as-tu fait après l'amour? T'as partagé un petit encas avec ta copine? Ça creuse le sexe, non? pas chez toi, walsche Weiberer alla Vèschpa, bellâtre italien à la Vespa? comme il s'était autorisé à interpeler le jeune homme dans son dialecte germanique. C'est quand même pas l'hostie du matin qui a comblé ta fringale de midi...

    Kallmünz enchaîna les questions triviales et irrévérencieuses dans un rythme débridé, afin de provoquer une réaction chez Matteo qui, depuis le début de l'interrogatoire, montrait une grande passivité. Les directives de Rizzoli étaient claires: il fallait faire craquer le gamin et lui faire avouer la vérité, avant le rendez-vous du lundi matin où il serait présenté au juge. Le sergent s'y employa sans forcer son talent. Il ne s'embarrassa pas de formules à l'emporte-pièce, et vociféra aux oreilles du jeune homme dans un jargon local aux intonations gutturales, qui eut pour effet de le désorienter. Schwellia Weiberer! Réveil le bellâtre!  Zwås, wie, woffra? Pourquoi, comment, lequel?

     

    La cuirasse que le jeune homme avait endossé commença à se lézarder. Rizzoli soutint le regard perdu du gamin, et il se rappela l'histoire de l'armure du roi, ce conte fantastique qu'il lisait à ses enfants, le soir avant qu'ils ne s'endorment. Mon armure m'a trahi, se plaignit le roi, sérieusement blessé et défait par le tyran des Terres Obscures. La cuirasse est seulement une illusion, lui répliqua sa bien-aimée, la vraie force qui te rend invincible, n'est pas ce morceau de métal, mais ta volonté et la certitude de combattre pour la vérité. La carapace de Matteo, blessé et à l'agonie, allait se briser en mille pièces. Il n'a pas d'autre choix désormais que de rendre les armes et de dire la vérité, se convint Rizzoli.

    Le jeune homme bientôt, consentit à s'expliquer autrement que par des paroles laconiques, mais il resta sobre dans ses réponses.
    - Nous enregistrons tes propos, Matteo: tu n'as rien mangé et tu n'as rien bu, ni toi ni Lisa, avant et après avoir fait l'amour sous les pommiers, puis sur le chemin qui vous a mené au bord de l'Adige, et ensuite, sur le rivage, peu avant que tu ne l'étrangles, c'est bien ça? Pas même un fruit, une orange ou une pomme?

    Matteo ne perçut pas le piège que lui tendaient les deux policiers. Il confirma ce que Kallmünz était en train de consigner dans le procès-verbal, et il précisa même innocemment, qu'il n'avait pas l'habitude de consommer des oranges, sinon sous forme de soda.
    Rizzoli soupira profondément. Il ne sut dire si c'était un soupir d'impatience, de soulagement ou de victoire, sans doute était-ce la combinaison des trois. Il se surprit simplement à apostropher le garçon sur un ton familier.
    - Et pourtant mon jeune ami, ta copine a bel et bien consommé une orange juste avant de mourir. On l'a retrouvée non digérée dans son estomac... J'en conclus donc que tu es un menteur et que tu ne pouvais en aucun cas être à ses côtés au moment du meurtre... Bref, tu te fais passer pour ce que tu n'es pas...

    Devant les protestations véhémentes de Matteo, Kallmünz quitta brusquement le clavier de son ordinateur pour s'approcher du jeune homme et le sermonner sèchement:
    - Nous dans la police, on n'aime pas les menteurs, ils nous font perdre du temps, Kàtzo! … Tu nous mènes en bateau depuis le début de l'enquête, comme si tu voulais jouer au chat et à la souris, mais nous, comprends-tu, on refuse de jouer avec toi! Y'en a marre...Tu te rends compte walsche Weiberer, que je serais bien mieux le dimanche, chez moi, dans mes pantoufles avec ma femme et mes enfants, au lieu de t'écouter nous raconter des Bàlle! … sans compter que les faux témoignages sont passibles de poursuites judiciaires, tu le sais ça?... Tu le devines ton avenir derrière les barreaux?
    Le jeune homme, déstabilisé par ces assauts verbaux, baissa les yeux et garda le silence.
    - Regarde-moi dans les yeux quand je te parle, walsche Weiberer! hurla le sergent.

    Dans le bureau du commissaire, la tension avait atteint son paroxysme, une tension lourde, dérangeante, mais nécessaire. Il fallut bien en passer par là pour que le chemin, sur le versant opposé, soit plus prometteur, et débouche enfin sur la vérité, expliqua le commissaire, le lendemain, au vice-questeur, surpris  par le revirement du jeune homme.                 
    - Je remets les compteurs à zéro, Matteo, enchaîna Rizzoli d'une voix onctueuse. Nous savons désormais que tu n'aimes pas les oranges, mais nous voudrions connaître avec détails, ce qu'il s'est réellement passé après ta dispute avec Lisa, non loin de la chapelle Santa Agatha...

    Matteo sembla complètement décomposé. Il n'était plus l'adolescent râblé aux épaules larges, dont le sourire fier et lumineux avait séduit bien des femmes. Assis sur une simple chaise à roulettes, il n'avait plus le cœur à exhiber ses biceps saillants, savamment entretenus par de longues séances dans les salles de sport. Il s'exprimait désormais d'une voix fluette, entrecoupée de sanglots à peine contenus. Lorsque l'émotion était trop forte, son visage disparaissait dans ses bras croisés, qu'il appuyait lourdement sur la table de conférence. Matteo se confessa et Rizzoli hochait régulièrement la tête, en gardant le silence, afin de l'encourager à poursuivre. Le sergent Kallmünz, de nouveau penché sur son clavier, se contenta de tapoter les déclarations du jeune homme de façon mécanique. Il intervint peu dans la discussion qui avait fini par s'engager avec le suspect, si ce n'est pour lui demander des éclaircissements, ou lui faire répéter ce qu'il estimait être un fait marquant ou un rebondissement. 

     

    De nombreuses minutes s'écoulèrent, et l'interrogatoire bientôt prit fin. Kallmünz éteignit son ordinateur et se retira discrètement du bureau. Rizzoli se tint debout un moment au dessus du garçon, et lui posa une main sur l'épaule. Le visage posé sur un bras, Matteo se cachait pour pleurer. Rizzoli détestait les sanglots, surtout ceux des enfants. Un enfant n'est pas fait pour pleurer, se disait-il alors, et lorsque le plaintif était l'un des jumeaux, il allait spontanément le consoler, sous le regard réprobateur de sa femme. Rizzoli eut la tentation de réconforter Matteo, mais sa main ne s'aventura pas dans la chevelure ébouriffée du jeune homme. Il le leva simplement de sa chaise, et le reconduisit dans sa cellule.
    Rizzoli partageait la souffrance ressentie par le jeune homme. Elle est douloureuse à confesser la vérité, brutale, rude, parfois, sans cœur souvent!


    ***


    Kàtzo!: le cazzo italien en dialecte sud-tyrolien (merde!)
    Bàlle: le balle italien en dialecte sud-tyrolien (bobards). 

     

    ***


     
    Denis Costa,

    Texte et photo



                                                                     


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  • Denis Costa - Photo 24

     

     

     

     

    Le commissaire immobilisa l'automobile sur le parking de la petite gare, à l'endroit précis où lui et Farina avaient garé la voiture de police, lors de leur première fois sur les lieux du crime. Tout semblait graver dans sa mémoire: les gyrophares clignotant en silence, le soleil déjà haut dans le ciel, le court passage souterrain qui le séparait de la rive du fleuve, le regard éteint de la petite victime, l'arrivée du docteur Gruber, avec sa bande de techniciens en tenue de martiens... Et pourtant, tout était si calme! Le début d'un chaud week-end incitait les citadins à sortir en famille, et les véhicules s'entassèrent l'une après l'autre sur les places de stationnement bientôt saturées. Des têtes blondes apparurent dans l'encadrement des portières entrouvertes, les poussettes d'enfants enchaînèrent leurs premiers tours de roue, les vélos dessinèrent sur le macadam, de parfaites courbes sinusoïdales, en slalomant entre les passants. La vie triomphait de la mort, tandis que Viola et Osvaldo s'éloignèrent sur leurs vélos en exprimant bruyamment leur bonheur.

    - Tu vois, Ciccia, tout est simple, tout est trop simple, proféra Rizzoli, en prenant sa femme par la main.

    Le passage souterrain raisonna du flot ininterrompu de familles qui convergeaient vers le chemin du bord de fleuve. Les Rizzoli se laissèrent entraîner par la vague humaine, pour se retrouver à quelques mètres de là où le sort de Lisa avait été scellé. Le commissaire, guidé par son instinct professionnel, scruta avec ostentation le terrain sablonneux en contre-bas, que les clapotis du fleuve venaient lécher nonchalamment. La scène du crime de nouveau accessible au public, n'avait pas été prise d'assaut par les curieux qui se repaissent d'ordinaire de faits divers scabreux. Seuls, deux jeunes cyclistes en maillot près du corps, dont les couleurs bariolées véhiculaient des marques locales, bavardaient, adossés à un rocher à proximité des premières vaguelettes. Rizzoli les observa attentivement, mais il ne reconnut parmi eux, aucun des proches de Matteo et de la petite victime, que lui-même et son équipe avaient interrogé au cours de l'enquête.
    Osvaldo et Viola se retrouvèrent au bord de l'eau. Ils avaient laissé tomber leurs petits vélos et s'étaient débarrassés de leurs casques pour aller défier le fleuve. Les tourbillons virevoltaient en ronds concentriques autour des débris végétaux dont le lit de l'Adige était parsemé. Le niveau d'eau était particulièrement bas, alors même que les pics acérés se débarrassaient peu à peu de leurs coupoles immaculées. Rizzoli en fit la remarque à Alice qui ne répondit rien. Puis il se rappela les mises en garde des météorologues de la télévision, qui prédirent une baisse anormale du niveau des nappes phréatiques et de celui des lacs de barrage, si la sécheresse persistait. 

    - Tu avais une raison pour nous faire venir jusqu'ici, Guido? interrogea soudain Alice.

    - Pour embellir sa vie, il faut lire, écouter, réfléchir... C'est bien ce que tu rabâches à tes étudiants, non? et bien, moi, pour avancer dans mon enquête, il me faut voir, écouter, réfléchir... Le boulot de flic, c'est aussi un boulot d'intello, tu sais amore!

    - Tu vois, tu réfléchis, mais tu ne m'écoutes pas... Te rends-tu compte, Guido, que tu mêles nos enfants à cette histoire en les conduisant sur le lieu du crime? s'emporta Alice. Ils ne sont pas stupides, à dix ans, ils comprennent, ils savent pertinemment pourquoi tu nous as conduit ici!

    Rizzoli haussa les épaules et rejoignit les jumeaux qui s'égayaient au bord du fleuve. Osvaldo s'était déjà déchaussé et pataugeait dans l'eau froide. Viola était sur le point de l'imiter, mais son père l'en dissuada, tout en rattrapant son frère par un bras.

    - Holà, les gamins! s'écria-t-il, c'est dangereux, le courant est bien trop fort pour des petits comme vous!

    Alice aussi s'était précipitée et elle recommanda fermement aux enfants de rester sur la rive sablonneuse. Elle faillit ajouter:  c'est pas un terrain de jeu ici, mais la scène d'une abominable exaction!mais elle se tut, respectant ainsi l'innocence qui dominait en eux... La fille s'agrippa aux jambes de son père,  tandis que le garçonnet lançait, avec la force de ses dix ans, de grosses pierres ramassées ici ou là, afin qu'elles retombent dans l'eau vive avec le plus d'effet possible. Rizzoli suivait son fils des yeux, tout en l'encourageant. Puis soudain, il lui demanda d'arrêter son jeu, et il se déchaussa à son tour, devant le regard médusé de sa femme.

    - Approche-toi Alice, viens vers moi, lui dit-il d'une voix calme, tu n'aperçois rien là, à quelques mètres du bord, pris au piège dans une souche d'arbres?

    Alice ouvrit grand les yeux et finit par désigner du doigt une épluchure qui flottait entre deux eaux.

    - Cette tache orange qui  luit au soleil, tu veux dire? … c'est une peau d'orange, à priori.

    - Exactement... et il y en a une autre un peu plus loin, tu la vois, prise dans le tourbillon, à virevolter comme une toupie. Qui sait, Alice, qui sait si c'est plus qu'une simple pelure d'orange?

    - Tu penses que...

    - Retire tes chaussures, amore, et rentre dans l'eau... A nous deux, en faisant la chaîne, on pourra atteindre les peaux d'orange sans s'étaler dans le fleuve...

    - Mais t'es complètement fou, Guido, elle est glaciale et le courant va nous emporter, fulmina Alice tout en se déchaussant.

    - Mam-ma, mam-ma, mam-ma! scanda Osvaldo, excité par la singularité de la situation.

    - Tu vois Alice, ton fan club t'encourage, plaisanta Rizzoli qui voulut conserver à la scène un caractère ludique.

    Alice s'avança bientôt dans l'eau, alors que le niveau du fleuve montait déjà aux mollets de son mari. Le commissaire grommela, en esquivant une chute:

    - Fais attention aux cailloux et autres pierres, Alice, ça écorche les pieds et ça déséquilibre… Approche et tends-moi le bras!... C'est bon, dit-il en lui serrant la main, j'y arrive... encore quelques centimètres et à moi la pelure!

    Le commissaire déploya son mouchoir et l'appliqua délicatement sur la peau d'orange, afin de ne pas y déposer ses propres empreintes. Les deux parents regagnèrent la rive, en revenant sur leurs pas. Une fois au sec, Rizzoli brandit bien haut l'épluchure mouillée, enveloppée dans le mouchoir, comme s'il s'agissait d'un trophée. Les enfants applaudirent à tout rompre, émerveillés par l'exploit que venaient de réaliser leurs parents. L'exploit fut réédité par trois fois, trois morceaux de peau d'orange coincés au gré des caprices du courant, que le commissaire entendait bien remettre dès le lendemain, en mains propres au docteur Gruber. N'avait-elle pas annoncé la veille, sa complète disponibilité du week-end au service de l'enquête?
    L'euphorie de la fine équipe fut de courte durée. L'aubaine de pouvoir disposer de telles pièces à conviction, ne parvint pas à masquer la colère sourde du commissaire qui bientôt, se déchaîna contre la police scientifique. Selon son expression, ces gens-là avaient bâclé le travail...

    - On leur avait demandé de ratisser la zone, et ils n'ont même pas pensé à draguer le lit du fleuve à la recherche d'indices, s'emporta-t-il. Dès lundi, ils vont mettre à l'eau les gommoni à la recherche d'autres pelures d'orange qui auraient pu dériver en aval... Pour ça, ils peuvent me faire confiance!

    - Tu crois pouvoir utiliser ces maigres peaux pour faire avancer l'enquête? demanda Alice, perplexe.

    - Oh oui! soupira Rizzoli... Je dirai même que c'est ma dernière chance de pouvoir coincer le prélat, puisque pour le moment, je n'ai rien d'autre à me mettre sous la dent. On sait que la petite Lisa a consommé une orange, juste avant de mourir... Avec de la chance, elle a très bien pu partager l'orange avec son meurtrier, ou mieux encore, le meurtrier aurait pu lui-même consommer une orange aux côtés de sa victime! Tu vois où je veux en venir, amore... De toute façon, on devrait trouver des traces d'empreinte ou d'ADN sur ces pelures...

    - Ça pourrait très bien être celles de Matteo, non?

    - Non portare sfiga, ti prego Ciccia!  

    ***

    Gommoni = bateaux pneumatiques (italien).
    Non portare sfiga, ti prego! = ne porte pas la poisse, s'il te plaît! (italien).

    ***

     


    Denis Costa,

    Texte et photo    

     

     

                                                             

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