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Par lenaig boudig le 16 Septembre 2013 à 23:29
L'Ange de midi
Pendant quelques mois, les deux jeunes gens s’écrivent. Ils bavardent presque comme avant, par lettres interposées. Mais Pierrot dissimule qu’il vit dans la misère. L’Australie n’est pas l’Eldorado auquel il pensait. Il n’a pas trouvé de travail et vivote de menus boulots.
Un jour, Edwige propose de venir le rejoindre. Paniqué, il lui écrit une réponse dilatoire dont la jeune fille ne sait que penser. Alors les lettres deviennent plus courtes, puis plus rares.
À force de ténacité et de courage, Pierrot finit par monter une entreprise de transport, aidé en cela par ses connaissances en mécanique. Au fil des années, son entreprise s’agrandit et prend de l’importance pour devenir l’une des plus influentes.
Deux fois, il écrit à Edwige. Il n’a pas reçu de réponse. Peut-être avait-elle été déçue par son refus déguisé de sa proposition, ou bien elle s’est mariée. Il se résigne, mais il n’a pas oublié. Il finit par se marier avec une gentille fille qui lui donne deux garçons.
Les années passent, Pierrot perd sa femme et il doit s’occuper seul de ses enfants et de son entreprise, il ne s’est pas remarié. Plus tard, son fils aîné prend les rênes de l’entreprise ; dans les années quatre-vingt, l’âpreté de la concurrence oblige celui-ci à voyager de par le monde.
Pierrot, en quelque sorte à la retraite, vit désormais seul dans sa luxueuse villa. Ses enfants lui rendent souvent visite et passent parfois la nuit chez lui. Ils finissent par se rendre compte de ses moments de mélancolie et se doutent de leur cause.
Un jour, son fils aîné débarque chez lui avec son bagage encore étiqueté : il vient directement de l’aéroport. Il ne se soucie même pas de se décrasser, il entraîne son père au salon.
– Papa, tu n’as plus à t’occuper de nous. Tu dois te remarier.
– Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie, je n’ai pas le cœur à ça, fiston.
– Tu te rappelles le jour où j’ai malencontreusement ouvert ton tiroir secret à la recherche d’un document ?
– Bien sûr, tu y a trouvé une vieille photo et je t’ai expliqué, et à ton frère aussi d’ailleurs, pourquoi elle m’est précieuse. Je vous ai raconté cette ancienne histoire d’amour.
– Tu as toujours pensé à elle… à Edwige, n’est-ce pas ? Ne t’en fais pas, maman a été heureuse avec toi.
– C’est de l’histoire ancienne, mon garçon.
– Ne te voile pas la face, papa. Tu penses toujours à elle. Mon frère et moi ne sommes pas aveugles. Tu ne t’es jamais remarié, alors que tu es encore vert, en excellente santé.
– Alors, où veux-tu en venir ?
– J’ai fini par retrouver ta chère Edwige. Elle avait déménagé. Elle est devenue une avocate assez connue. Je suis allé chez elle et j’ai décidé de t’en parler.
– J’ai fait une énorme bêtise. Elle s’est mariée ? Elle a des enfants ?
– Eh non. Elle m’a confié qu’elle a fait aussi l’erreur de sa vie. Tu sais, en entrant chez elle, j’ai été bouleversé.
– Tiens, pourquoi ça ?
– Sur le meuble à télé, il y a une photo de vous deux, et dans sa chambre, il y a un poster de toi. Elle ne t’a jamais oublié. Elle ne s’est jamais mariée, elle n’a jamais retrouvé le même amour que le vôtre… Pourquoi ne pas la contacter, papa ? Bien sûr, tu n’es plus le même qu’autrefois, et elle non plus.
Alors le soir même, Pierrot a écrit d’une main tremblante d’émotion une demande formelle en mariage. Il n’a pas osé l’appeler par téléphone.
Edwige n’a pas non plus osé répondre par téléphone, elle lui a envoyé une lettre : « … Pendant tout ce temps, je n’ai cessé de penser à toi, de te voir dans mes rêves. Tu y as mis le temps, mais je t’aime toujours. Si tu veux toujours m’épouser, viens me prendre… »
Pierrot est parti seul. L’avion l’a un peu fatigué, mais c’est le cœur battant et l’allure décidée qu’il entre dans le terminal. Son fils lui a dit qu’il avait montré un cliché récent de lui à Edwige, mais cet étourdi a oublié de prendre une photo d’elle.
Cependant, Pierrot est confiant, il est certain de la reconnaître malgré son âge actuel. Mais dans la cohue, il a beau chercher, il ne trouve aucune femme qui pourrait lui ressembler de près ou même de loin. Il voit des pancartes, mais il ne trouve pas son nom. Son cœur se serra, ses yeux s’embuèrent. Personne ne l’attendait… Personne n’est venu.
Quelqu’un lui touche le bras, ce qui l’électrise. Il e retourne vivement. C’est un inconnu en uniforme, certainement un chauffeur.
– Monsieur Pierrot ? On m’a prié de vous remettre ce message.
Pierrot arrache presque l’enveloppe et lit avidement son contenu en tremblant.
« Pierrot mon bien-aimé, tu viens de loin. Mais as-tu bien conscience des ravages du temps ? Je te trouve toujours beau, mais serais-je encore belle à tes yeux ? Tu vas peut-être au-devant d’une désillusion. Réfléchis bien, tu peux encore tourner les talons, te fondre dans la foule et retourner chez toi. Si ton amour est aussi fort que le mien, suis le chauffeur, je t’attends dans la voiture. »
Pierrot sort dans le crachin. Est-ce de mauvaise augure ? Il voit la luxueuse voiture noire. Les vitres sont relevées, il ne voit pas l’intérieur. Si, une forme sombre.
La portière s’ouvre. Une voix qu’il ne reconnaît pas prononce son nom. « Pierrot !... ». Une femme en trench-coat et lunettes teintées en sort. Ils sont debout, face à face, sans un mot.
Puis la femme enlève ses lunettes. Ils se regardent les yeux dans les yeux. Alors, ce ne sont plus deux vieux qui sont là, mais une frimousse aux yeux noisette inquisiteurs et un minois candide aux yeux doux, comme autrefois.
Edwige se jette au cou de Pierrot avec un sourire extatique. Celui-ci enfouit son visage dans la chevelure parfumée.
– C’est merveilleux, mon ange !... C’est merveilleux !
– Pierrot, c’est comme si c’était hier !
Le bonheur fait pleurer, paraît-il. Et c’est vrai. La réaction des passants n’est pas l’indifférence. À différents degrés, c’est l’émotion en voyant ces deux vieux afficher leur amour.
Fin
RAHAR
Images du net
Lenaïg
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Par lenaig boudig le 15 Septembre 2013 à 21:44
L’ANGE DE MIDI
Les âmes sœurs existent-elles ? Bien de gens en sont persuadés, plus par intuition que par certitude scientifique. D’autres soutiennent, statistiques du taux croissant des divorces à l’appui, que tout cela n’est que billevesée, ce phénomène n’est que le produit d’une passion exacerbée… et exagérée, c’est tout ; un psychologue cynique dirait même que, compte tenu de l’importance actuelle de la population, il ne parierait pas un kopeck sur la rencontre de deux personnes censément être âmes sœurs. Mais ce n’est pas parce que les statistiques sont contre lui que le phénomène n’existe pas.
Pierrot et Edwige sont sous la tonnelle. Ils bavardent. Ce qu’ils se disent n’a pas beaucoup d’importance. Lui a dix ans, des culottes courtes salies par les jeux ordinaires des gosses de son âge, des chaussures fatiguées à force de shooter dans des ballons de fortune, une chemise à petits carreaux en vogue en ces années soixante ; elle a huit ans, des cheveux bien peignés, une robe ruchée immaculée à dentelles, des souliers noirs vernis.
Comment ces deux enfants que tout semble séparer se sont-ils trouvés ensemble ? Pierrot est le fils cadet d’un artisan verrier qui, sans être dans la gêne, n’est pas aussi fortuné que le père d’Edwige, célèbre banquier de la ville.
Pierrot est un gamin curieux, et quand il se lasse d’être battu dans les jeux souvent brutaux de ses copains, il vadrouillait seul à travers la ville, emplissant son esprit des petits incidents de la vie quotidienne de ses concitoyens. Un jour, il a entendu les sanglots étouffés d’une fille, derrière une haie d’aubépines. Il a agrandi une petite trouée pour y passer la tête. Une petite chose dans une robe d’organdi pleurait sous la tonnelle du vaste jardin.
Au bruit, elle a levé la tête. Une frimousse qui aurait été mignonne si elle n’était chiffonnée, avec des yeux noisette inquisiteurs. Elle aurait pu s’offusquer de cette intrusion inopportune dans son intimité, ou peut-être être effarouchée par cette tête qui semble sortir d’une boîte à malices. Mais le minois candide aux yeux doux suscite plus l’intrigue que l’indignation. Et puis elle s’est querellée avec sa sœur et leur mère lui a donné tort, elle a besoin inconsciemment de se confier à quelqu’un, à n’importe qui d’étranger. Elle indique au garçon une trouée plus grande où il pourrait se faufiler pour la rejoindre.
Pierrot a seize ans. Il y a longtemps que la trouée dans la haie ne peut plus le laisser passer. Il retrouve Edwige ailleurs. Les deux familles ne se doutent encore de rien. Pierrot traîne probablement avec ses copains, la ville compte des filles plus belles les unes que les autres ; Edwige est sans doute avec ses amies, et les beaux garçons de la société sont légions.
De quoi ces deux ados se parlent-ils donc ? Peut-être de musique et de films comme leur semblables ; peut-être aussi de quelques choses de plus intimes. Lui est drôle, avec un humour parfois grinçant, et sensible comme un poète ; elle est vive et enjouée, et aussi perspicace qu’un psy. Il se passe rarement un jour sans qu’ils se rencontrent pour au moins un quart d’heure.
Pierrot a maintenant vingt et un ans. Son frère a repris le métier de leur père. Sa sœur s’est mariée et est partie au loin. Edwige et lui se voient chaque soir, souvent au parc, parfois dans une ruelle tranquille.
Leur idylle finit forcément par se savoir, leur entourage n’a pas les yeux dans la poche et les rumeurs ne peuvent pas être muselées. Un soir, ses parents attendent Edwige dans le salon.
– D’où viens-tu ? attaque sa mère. Tu as encore traîné avec ce…Pierrot. Ce n’est pas convenable… N’est-ce pas mon cher ?
– Tu es intelligente Edwige, tu te rends bien compte que ce vaurien n’est pas de notre milieu, fit son père. Et puis il n’a pas de situation ; en outre, je sais qu’il n’est pas une lumière, il ne deviendra jamais quelqu’un. J’en appelle à ta raison, tu ne trouveras que le malheur avec lui. Je t’interdis de le revoir, achève-t-il d’une voix autoritaire.
Une scène identique se passe chez Pierrot. Ses parents savent, qu’importe comment, et ils sont plutôt inquiets. Ils sentent que leur cadet va leur créer des soucis.
– Nous avons à te parler mon garçon, commence le père. Tu étais avec cette jeune fille, n’est-ce pas ?
– Oui papa.
– Ta mère et moi, nous sommes un peu inquiets… N’est-ce pas la mère ?
– C’est vrai, fait celle-ci, ne cessant de s’affairer au fourneau.
– Écoute fiston, reprend le père, cette petite est la fille d’un grand banquier. Je connais un peu ce milieu, tu n’y seras jamais admis. Et puis, tu es encore jeune et tu n’as pas de situation. Alors, réfléchis, tout cela ne mènera à rien… n’est-ce pas la mère ?
– Ton père a parfaitement raison Pierrot, et tu le sais. Oublie donc cette fille.
Devant l’air abattu de son fils, le père s’approche et le prend par l’épaule.
– Allons mon garçon, ce n’est peut-être pas définitif. Mais pour le moment, tu sais bien que c’est insensé… Fais-toi d’abord une situation, une bonne situation. Alors après, on verra bien.
C’est comme s’ils s’étaient passé le mot : Pierrot et Edwige ne se voient plus. Cependant, chacun de leur côté, ils ont des moments de mélancolie que personne ne peut effacer.
Un jour, Pierrot se retrouve au port. Il regarde pensivement les navires. Certains de ses amis ont affirmé qu’il est plus facile de faire fortune au Brésil ou en Australie. Le métier de verrier ne l’a jamais attiré, il aime plutôt la mécanique et a déjà fait un stage dans un garage important. Il est décidé. Il va préparer son voyage.
Il a écrit à Edwige, lui donnant rendez-vous au port. Celle-ci hésite un peu, mais finit par accepter.
– Edwige, je pars pour l’Australie. Veux-tu m’épouser et partir avec moi ?
La jeune fille réfléchit. Depuis longtemps, elle s’attendait à cette proposition, mais avec terreur : elle sait qu’elle doit dire « non » si elle s’en référait au raisonnement de ses parents. À présent, elle ne peut pas le prononcer, elle reste muette.
Pierrot était tellement persuadé qu’elle se jetterait à son cou, que son mutisme le foudroie, quelque chose s’écroule en lui. Il part, abattu. Edwige de son côté, sent son cœur se serrer et ses yeux s’embuer.
Le jour du départ, elle ne peut s’empêcher d’aller au port. Elle voit Pierrot embarquer. Il jette un regard en arrière, comme s’il cherchait quelqu’un, mais il ne la voit pas. Quand le navire quitte le port, Edwige étouffe un sanglot. Aurait-elle commis une erreur ? l’erreur de sa vie ?
A suivre
RAHAR
Illustrations : petite fille en belle robe, socquettes blanches et souliers vernis vue chez blog.aufeminin.com (clic !) et photo recadrée du film La guerre des boutons, pour les tenues vestimentaires d"Edwige et Pierre.
Lenaïg
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Par lenaig boudig le 4 Septembre 2013 à 08:00
Dès potron-minet, je fus réveillée par une sarabande effrénée dans le grenier. Au moins, le parquet de ma chambre est net. Mais dès que j’ouvris la porte, mes cheveux se dressèrent : le couloir était plein de traces boueuses de pas. J’aurais dû brûler ces satanés cheveux d’abord en bas.
L’esprit s’était déchaîné, il voulait manifestement se venger. On aurait dit qu’un adulte jouait à la marelle dans le grenier, les cailloux n’arrêtaient pas de dévaler l’escalier, le téléphone sonnait de temps en temps. C’était infernal ! Qu’est-ce que je pouvais donc faire ?
Ce ne fut que le soir qu’une idée traversa mon esprit. Je me connectai au net et fis une recherche sur cette maison. Il n’y avait pratiquement rien… Enfin presque : une famille avait vécu ici, madame portait la culotte ; de l’avis unanime, c’était une mégère impossible. Le mari avait disparu et la femme acariâtre avait déclaré qu’il l’avait quittée, ce que tout le monde comprenait évidemment, et personne n’avait cherché plus loin.
Je compris immédiatement : le mari ne s’en était pas allé, sa femme l’avait assassiné. J’étais sûre que c’était lui qui hantait la maison. Mais pourquoi s’en prenait-il à moi ? Je n’étais pas une mauvaise fille, j’avais plutôt été victime d’un goujat. Ou bien ne ferait-il aucune discrimination et persécutait systématiquement la gente féminine ?
Je tentai de le raisonner : « Mais enfin quoi ! je ne suis pas votre femme ! Laissez-moi tranquille, putain de merde ! » Un bris de vaisselle éclatée me répondit d’en bas ; la chute d’un corps lourd ébranla le grenier ; une pluie de cailloux martela l’escalier.
N’y tenant plus, je pris l’annuaire, branchais le téléphone et malgré l’heure tardive, appelais le prêtre du village. J’étais protestante, mais les pasteurs ne faisaient pas d’exorcisme que je sache. L’homme d’Eglise, un poussah bien nourri, arriva avec une sacoche. Je le trouvais immédiatement sympathique, mais je doutais un peu qu’avec son air bénin de bébé Cadum il eût assez de fermeté d’esprit pour chasser le fantôme.
À peine dans le living, il fut accueilli par une grêle de petits cailloux qui disparaissaient à son contact. Cela ne faisait pas mal, mais c’était déstabilisant. On aurait dit que quelqu’un courait le cent mètres dans le grenier.
Je racontai au prêtre tout ce qui m’était arrivé, je lui rapportai ce que j’avais trouvé sur le net et lui confiai ma conclusion. Il me demanda de le mener à la cave. Il m’expliqua que c’était le scénario classique : on enterrait toujours les cadavres encombrants dans la cave.
Effectivement à la lueur de sa torche puissante – l’unique ampoule anémique était assez usée – nous pûmes discerner une zone plus sombre dans la terre battue, délimitant grossièrement un long rectangle. Il était fort à parier que c’était une tombe.
J’allais remonter pour avertir les autorités, quand le prêtre m’arrêta. Le plus urgent était de libérer l’âme du défunt. Et puis, ne souhaitais-je pas retrouver ma tranquillité ? Les autorités pouvaient bien attendre quelques heures de plus, le mort n’allait pas faire la malle. Il s’attela alors aux simagrées de son rite et je dus supporter stoïquement toute la cérémonie.
La journée avait été plutôt mouvementée, avec les policiers qui avaient envahi ma maison. Toutes ces aller et venues me donnaient le tournis, sans compter le désordre et la saleté que cela engendrait. J’aurais bien du boulot pour décrasser mon beau carrelage et mon joli parquet, mais c’était le prix à payer pour ma tranquillité.
J’avais terminé mon roman dans l’euphorie et j’avais déjà en tête le canevas du prochain tome. Mais avant de poursuivre, je voulais m’éclater un peu, certainement pas au village, mais plutôt à la ville. Peut-être y ferais-je quelque rencontre intéressante.
Fin
RAHAR
Illustrations :
Un grand merci aux élèves des cours d'art plastique du Collège Denfert-Rochereau de St Maixant l'Ecole pour leurs superbes onomatopées, toutes à découvrir ici : clic !
Ils apprendront peut-être un jour, qui sait ?, que leurs onomatopées conviennent à merveille à l'histoire de Rahar ...
Et notre héroïne, enfin détendue, sous les traits des belles de la dessinatrice Soledad !
Lenaïg
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Par lenaig boudig le 4 Septembre 2013 à 06:31
Par acquis de conscience, je fis deux fois le tour du grenier. Je n’avais rien trouvé d’insolite. Je n’avais jamais été confrontée au paranormal, je n’avais prêté qu’une oreille distraite aux anecdotes sensationnelles de seconde ou de troisième main, et je ne m’en étais jamais souciée. J’analysais mes sentiments. Je ne croyais pas encore vraiment à une manifestation paranormale. J’avais à la fois de l’appréhension – le village était à un kilomètre – et de la frustration en ne pouvant trouver d’explication satisfaisante à la situation présente. L’intrus s’était-il éclipsé en grimpant sur le toit en entendant l’échelle descendre ? Le vasistas était fermé. Malgré ma taille, il me fallait un escabeau pour l’atteindre. L’intrus devait être particulièrement grand. Je plaçai le mannequin de plastique sous la verrière ; l’intrus le ferait tomber s’il essayait de redescendre… Enfin, s’il y avait vraiment un intrus.
La nuit s’était achevée sans autre incident. J’avais posé le Derringer sur la table de chevet, à ma portée. On ne savait jamais. Au matin, j’eus la surprise de voir la porte de ma chambre grande ouverte. Je me rappelais très bien l’avoir fermée en rejoignant mon lit. Serais-je devenue somnambule ? Un besoin pressant m’avait-il conduit au petit coin dans un demi-sommeil ? Mon début de bonne humeur avait commencé à s’évanouir. C’était dans une inquiétude sourde en arrière-plan que je m’étais mise au boulot. Les phrases ne se formaient pas de façon aussi fluide que je le voulais à l’écran. Pour la première fois, je cherchais mes mots. Frustrée, j’abandonnai prématurément mon ordinateur et descendis à la cuisine, cherchant une recette assez compliquée pour m’occuper jusqu’à midi.
Alors que j’étais en train de casser des œufs, le téléphone sonna. J’avais rompu avec mes anciennes amies, et d’ailleurs, personne n’avait mon numéro. À moins que ce ne fût l’un quelconque de mes fournisseurs. Je décrochai. Je n’entendis d’abord qu’un bruit de friture, puis le silence. Personne ne répondait à mes « allo » de plus en plus énervés. Je raccrochai perturbée ; quelque plaisantin sans doute. Je revins à ma popote.
J’éminçais les oignons, quand un bruit de bille dévalant l’escalier me fit sursauter et lâcher un pet sonore – une réaction nerveuse –. Je me précipitai hors de la cuisine. Je vis un petit caillou rond au pied de l’escalier. Instinctivement, je regardai vers la fenêtre en face. Le treillis anti-moustique était en place et était intact. Ce n’était donc pas le tir d’un quelconque garnement. Mais d’où venait donc ce caillou ? Une idée pour le moins dérangeante commença à s’insinuer dans mon esprit. La maison serait-elle hantée ? Pourquoi maintenant ? Je ne suis pas de nature peureuse, mais je suis du genre circonspect. Tant que les manifestations restaient bénignes, je pouvais les ignorer et vaquer normalement à mes occupations.
Plusieurs jours passèrent et je m’étais habituée à entendre des pas au grenier. Mon roman avançait bien et j’étais satisfaite. Un matin, je fus surprise – et dégoûtée – en voyant des traces de pas boueuses dans ma chambre. À l’évidence, un intrus était entré dans la maison. Affolée, je m’étais précipitée en bas. La porte d’entrée était fermée et verrouillée ; les trois serrures de sûreté étaient enclenchées. Les volets des fenêtres, en bois relativement dur, étaient clos. Je revins à l’étage. Les fenêtres n’étaient obturées que par des plaques de treillis anti-moustique, mais celles-ci étaient toutes intactes. Et d’ailleurs, il n’y avait pas de balcon qu’on pût escalader. Comment avait-on donc pu s’introduire dans la maison à mon insu ? Les fournisseurs ne venaient que le matin ; quand je sortais pour ma promenade, je prenais soin de tout verrouiller, on ne savait jamais. Il était très loin le temps où verrouiller une porte était signe de mauvaise éducation et de caractère asocial.
Alors, d’où venaient ces traces de pas ? Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours et jamais je ne serais allée dehors pieds nus, encore moins dans la boue. Je n’avais rien contre les bains de boue, mais uniquement dans un centre spécialisé. Un fantôme qui faisait quelques bruits, cela pouvait passer, mais un revenant salissant, qui matait les gens endormis, c’en était trop. Ce qui m’énervait était de devoir nettoyer toute cette boue dégoûtante. Ce serait galère si cela se reproduisait souvent. Et ce qui m’inquiétait était qu’il ne se contenterait peut-être plus de me contempler dormir. J’avais entendu dire que les cheveux brûlés pouvaient dégoûter les spectres. J’avais l’intention d’en faire cramer avant de dormir, j’espérais que ma brosse et mon peigne en fourniraient assez.
La journée passa dans l’énervement, avec le bruit de pas aléatoire du grenier et les cailloux qui dégringolaient de temps en temps l’escalier. Quoique je me fusse efforcée de rester indifférente, cela devenait agaçant à la longue et avait fini par me déconcentrer. J’en arrivai à abandonner mon roman et allait prendre l’air. Cet importun ne perdait rien pour attendre, vivement la nuit.
Le fantôme avait peut-être eu une prémonition de mon projet, il s’était déchaîné à mon retour. Le téléphone sonna. Je n’entendis que la friture, et puis le silence, un silence menaçant. Je déconnectai l’appareil ; d’ailleurs, je n’avais personne à appeler, je n’avais qu’à le rebrancher quand j’aurais besoin d’un fournisseur… et de mon éditeur.
J’essayais de me concentrer sur la trame de mon histoire, quand l’extension du téléphone sur mon bureau sonna. Mais c’était dingue ! J’avais débranché le poste principal, ce truc n’aurait pas dû sonner. Évidemment, c’était le même refrain ; friture et silence. Si j’avais encore des doutes sur le caractère paranormal du phénomène, me voilà fixée maintenant.
J’avais dû déployer un trésor de patience pour parvenir saine d’esprit jusqu’au soir, entre les bruits de pas, les cailloux dans l’escalier et la sonnerie du téléphone au combiné décroché. J’avais amassé assez de cheveux à brûler sans m’en sacrifier une mèche et j’avais dégoté une petite coupelle métallique. C’était avec soulagement que j’entendis la pendule sonner les 23 heures. Les pas au grenier étaient devenus plus lourds, la porte de ma chambre se ferma en claquant. Le bougre était énervé, il se doutait certainement que je préparais quelque chose de pas vraiment catholique.
J’ouvris la porte, afin que les émanations se dispersassent à travers toute la maison. Je revenais vers la table, quand la porte claqua. Exaspérée, je retournais la fermer. En m’éloignant, encore rebelote. Alors je criai : « assez ! ». Je n’y croyais pas moi-même : ça avait cessé. Je m’empressai de brûler les cheveux.
Une odeur écoeurante de corne brûlée empesta la chambre. La porte claqua bruyamment et des pas précipités se firent entendre au grenier. Je laissai les cheveux se consumer et j’allai ouvrir la porte. Chiottes ! elle refusait de s’ouvrir. Je n’étais pas une mauviette, mais tous mes efforts restèrent vains. Puisque je croyais maintenant au paranormal, je me doutais que c’était ce maudit esprit qui bloquait la sortie. Il espérait peut-être empêcher ainsi que les émanations envahissent la maison ; néanmoins, la porte n’était pas hermétique et l’esprit serait peu à peu repoussé. Pas à dire, le procédé semblait marcher… Enfin, j’aurais au moins une nuit sans problème et je ne me réveillerais pas avec de la boue sur le plancher.
A suivre
RAHAR
Illustrations :
- traces de pas fr.123rf
- oeufs cassés paranormal-info.fr
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- oldphone.gif sevenoaksart.co.uk
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Lenaïg
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Par lenaig boudig le 4 Septembre 2013 à 06:27
Trois mois avaient passé. J’avais été trop occupée à bricoler et à peindre pour penser tout de suite à mon roman. Le soir, j’étais trop éreintée pour me concentrer sur rien d’autre et je retrouvais avec volupté la douceur de mon lit. Le matin, j’avais à peine le temps d’apprécier le merveilleux lever du soleil, le gazouillis des oiseaux et le bruissement doux du vent, je voulais terminer au plus vite l’aménagement de la maison.
La tuyauterie avait été vérifiée par un plombier du village et un électricien avait rénové et modifié le réseau électrique suivant mes instructions. Je pouvais ainsi souffler, plutôt satisfaite des résultats. Je pouvais désormais me consacrer à mon roman. Je prévoyais cinq heures d’écriture et trois heures de balade dans la nature pour entretenir mon inspiration.
C’était la première fois que je regagnais mon lit sans être abrutie de sommeil. Je me permis même de lire quelques pages d’Ursula Leguin avant d’éteindre la lampe de chevet. Il m’avait fallu tout de même plusieurs minutes avant de sombrer dans les bras de Morphée.
Je fus brusquement tiré du sommeil par un grincement agaçant. À cause de la chaleur de l’été, j’avais laissé ouverte la fenêtre, seul le panneau au grillage de plastique anti-moustique était en place. Un coup de vent avait dû pousser la porte de la chambre que je n’avais pas fermée. En ronchonnant, j’allais fermer cette fichue porte. J’étais peut-être encore ensommeillée et le fait qu’elle n’avait pas grincé n’avait pas effleuré mon esprit sur le moment. Puis je regagnai avec soulagement mon lit.
Je m’étais rendormie et avait plongé dans un sommeil sans rêve, du moins à ce que je me souvinsse. J’avais été réveillée par un rayon de soleil. Je me sentais en pleine forme, bien reposée, et me levais du pied droit en baillant sans retenue. J’allais effectuer mes salutations au soleil, un mouvement de yoga qui assouplirait mes articulations et oxygènerait tout mon corps, quand je constatai que la porte de ma chambre était ouverte. Tiens ! Je croyais que je l’avais fermée cette nuit. Enfin, j’étais peut-être mal réveillée. Je repris ma gymnastique.
Après un petit-déjeuner copieux sinon délicieux pris sous le porche, je m’étais attelée avec enthousiasme à mon roman, les idées fourmillaient dans ma tête.
J’étais en train de réfléchir sur le prochain mouvement de mon héroïne, quand je crus entendre un bruit insolite. C’était comme des bruits de pas au-dessus. Je m’étais dit que j’étais trop prise par mon écrit et que j’avais fini par avoir des hallucinations. Haussant les épaules, je repris le fil de mes idées. J’étais coincée… ou plutôt, mon héroïne était coincée. Frustrée, j’allais puiser quelque inspiration dans une tasse de bon café.
Je descendis à la cuisine et préparais la cafetière, quand j’entendis distinctement craquer les marches du vieil escalier en bois. Surprise, j’allais voir. Personne. Assez déconcertée, je me grattai la tête. Je réfléchis ; les marches étaient assez vieilles, elles avaient dû craquer à retardement. Oui, c’était certainement ça. J’emportai mon café en haut. J’avais enfin trouvé comment sortir mon héroïne de la panade. Mes doigts fins voltigèrent alors allègrement sur le clavier ; mes lecteurs allaient être épatés.
J’avais eu de la peine à m’arracher de l’ordinateur et respecter ma routine, mais je devais m’aérer et effectuer ma promenade quotidienne : il fallait ménager ma précieuse cervelle pour qu’elle pût élaborer d’autres bonnes idées.
Je m’attendais à ce que le sommeil fût long à trouver, j’étais assez excitée… ou plutôt un peu euphorique d’avoir trouvé une solution à la situation de mon héroïne. J’avais dévoré une centaine de pages de Leight Bracket sans m’en rendre compte, quand j’entendis des bruits de pas au grenier.
L’appréhension et un début de colère m’envahirent. Quelqu’un avait dû s’introduire dans la maison pendant l’une ou l’autre de mes promenades, et se réfugier dans le grenier. C’était peut-être un vagabond, un va-nu-pieds quelconque.
Je n’avais pas réfléchi, je pêchai le petit Derringer à double canon à crosse de nacre dans la commode, fixai une lampe frontale à ma tête, et allai dans le couloir faire descendre l’échelle du grenier. À vrai dire, je ne savais pas vraiment ce que je ferais en trouvant l’intrus, je n’ai encore jamais utilisé mon arme.
Je passai précautionneusement la tête par la trémie, faisant un panoramique. Je ne vis rien. Lentement, j’accédai au grenier. C’était le lieu que j’avais arrangé en dernier, je l’avais débarrassé de tout un fatras et y avais mis des cartons de livres et de vieilleries à valeur sentimentale. Tout était en ordre, il n’y avait personne ni aucune autre créature qui eût pu déranger quoi que ce soit, ou se dissimuler quelque part. l’œil-de-bœuf était fermé et ses vitres étaient intactes, aucun oiseau de nuit n’aurait pu entrer.
A suivre
RAHAR
Illustrations :
- Le Derringer : choix de photo de Rahar
- Animation pour la salutation au soleil : 220px-Suryanamaskar.gif, fr.wikipedia.org
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Tasse De Café, Un Clavier, Un Crayon Et Un Bloc-notes, fr.123rf.com : clic !
- Grenier par Cédric Dewez et Pamela Iglesias, Arts numériques, Belgique : clic !
Et pour alléger l'atmosphère, dans l'espoir que rien de fâcheux n'arrivera à "notre" héroïne, une chanson qui raconte une autre histoire, La Maison hantée de Charles Aznavour !
Lenaïg
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