-
Une enquête du commissaire Rizzoli - Chapitre 16, 1ère partie - Denis Costa
- C'est juré, Guido, tu tiendras la promesse de mettre ton enquête entre parenthèse pour ce week-end? adjura Alice.
Moins que jamais, Rizzoli n'avait envie de jurer ni de promettre quoique ce soit. Il se sentait mal et il avait une sacré envie d'envoyer tout balader: le vice-questeur, le procureur, le gamin pas fini dans sa tête, comme disait Farina, ainsi que sa femme et leurs deux jumeaux, qui n'échapperaient pas à ce jeu de massacre. Ce ne sera certainement pas un week-end propice à la tendresse et aux câlins. Le doute le tenaillait. La houle était trop forte, le courant trop puissant pour que son esprit s'évade vers des activités que les circonstances rendaient futiles, comme le foot à la télé, une partie de scala quaranta en famille, ou le classement des facturettes de sa bancomat, débitée pendant la semaine écoulée.
Il avait interrogé le gamin en fin d'après-midi, et son entêtement à se présenter comme le coupable, le déroutait, tout simplement... Ils se parlèrent, peu, trop peu, et peut-être maladroitement, pensa Rizzoli. Il n'avait pas réussi à le mater à défaut de le conseiller, et il n'était pas d'avantage parvenu à gagner sa confiance. Il s'en voulut. Le commissaire avait traité Matteo de menteur, et il l'avait mis en garde contre son obstination qui pouvait l'envoyer tout droit en prison. Il lui avait raconté ce qu'était la prison: la privation de liberté, la pasta froide et molle, les cellules surpeuplées, la console de jeu confisquée, l'interdiction du téléphone et d'internet, le racket, les viols, parfois collectifs, que subissaient les adolescents à la chair tendre... Le gamin l'avait écouté, les yeux baissés, se contentant de rabâcher la même litanie: c'est moi qui ait tué Lisa, commissaire! Sono delle cazzate, lui avait invariablement répondu le commissaire. Puis plus rien, Matteo s'était emmuré dans le silence. Un silence qui flotta dans la petite salle destinée aux interrogatoires, comme un gros nuage d'orage, lourd, électrisé, inconfortable. Le commissaire attendait que le gamin craque, en déversant son lot de sanglots, il n'en fut rien. Matteo lui cachait quelque chose, Matteo couvrait le coupable, Matteo connaissait le coupable, le commissaire en était persuadé.
Rizzoli s'efforça néanmoins de sauver les apparences et ne pas paraître trop désagréable à son entourage. Il fit contre mauvaise fortune bon cœur.
- Je te l'ai déjà dit Alice, demain matin, direction le Supermarket Interspar, on fait le plein pour la semaine, puis dans l'après-midi, on part avec les gosses, faire un tour dans le coin... ça te va comme programme? En revanche, laisse-moi le dimanche, je t'en prie Alice, le temps d'interroger de nouveau mon suspect... Ça tombe bien, c'est le sergent Kallmünz qui a pris la permanence. Avec lui, pas de sentiment, il est froid, méthodique, on ira jusqu'au fond des choses.
Tout se passa comme prévu. Après avoir fait les courses au centre commercial de Bolzano sud, Alice s'attela à la préparation d'un oss buss à la milanaise, avec de la polenta comme garniture, sachant que ce plat était l'un de ceux que préférait Guido. Le commissaire, hanté par le remord d'avoir mal fait, se sentit pourtant ragaillardi, rien que par l'odeur de cuisine qui parvint à ses narines. Tout ce qui cuit lentement est par définition, de la haute cuisine, se persuada-t-il. Ce jarret de veau légèrement enfariné, qui cuisait à feu doux dans la cocotte, lui rappelait son enfance. C'était le plat traditionnel mitonné par sa grand-mère, puis par sa mère, et le jeune Guido fut tout ému, lorsqu'un jour de fiançailles, Alice lui avait confié bien connaître la recette. Le commissaire, aiguisé par la faim, s'avança vers la porte entrebâillée de la cuisine. Alice surveillait la cuisson en rajoutant de la sauce, un peu à la fois. Elle commentait aux jumeaux la recette du plat, sans occulter les variantes possibles, tout en leur communiquant son savoir-faire. La relève est assurée, s'amusa Rizzoli.
La fourchette bien en main et le couteau aiguisé, Rizzoli se dérida au cours du repas, allant même jusqu'à plaisanter sur des discussions locales qui d'habitude le font bougonner. La polémique sur la toponymie des sentiers de montagne en fit partie, tout comme la fermeture des lits d'hôpitaux, privés sans discernement de la manne financière des années d'avant la crise, celles des vaches grasses.
- Tu te rends compte du boulot, Ciccia, si l'on devait traduire littéralement d'allemand en italien les 34.000 panneaux de nos sentiers de montagne, ça donnerait des trucs incroyables, marrants, même... Burgeis équivaudrait à Castelghiaccio (Châteauglace), Albeins, Uno e mezzo... Tu prends quel sentier pour arriver à Un et demi? ridicule, non? plaisanta le commissaire… Sigmundskron, ça ferait... attends...
- Ça ferait Vittoriaboccacorona (Victoirebouchecouronne), proposa Alice. Pas très sexy comme lieu-dit, en effet... Mais bon, Guido, le Haut-Adige fait encore partie de Italie que je sache, et c'est pas très normal que le club alpin local ait remplacé les panneaux bilingues par des panneaux uniquement renseignés en allemand... et avec l'argent de la province, par dessus le marché!
- Sans parler que désormais, après l'ultimatum de Rome qui somme les politiciens de la province de revoir leur copie... Ils vont devoir repartir de zéro, et installer de nouveaux panneaux, bilingues, cette fois-ci... et encore avec l'argent public, quel gâchis! déplora Rizzoli.
- Ne t'inquiète pas Guido, la commission constituée pour l'occasion trouvera bien une solution médiane, équilibrée, comme ils disent...
- Je n'en crois pas un mot... N''y a-t-il pas des choses plus urgentes à régler? tu n'es pas de mon avis, Alice?
- Tu sais, amore, je me contente de glisser un bulletin de vote dans l'urne, pour le reste... soupira Alice.
Rizzoli se sentit bien. Comme d'habitude, il avait pris place à table, assis au soleil, une place qu'il s'était attribuée et que personne ne lui contestait. L'ensoleillement à cette époque de l'année n'éclairait la cuisine que quelques heures pendant la journée, et en cette fin de repas, le commissaire apprécia la douce chaleur qui lui réchauffait le dos. Les enfants, peu concernés par les discussions d'adultes et impatients de sortir de table, liquidèrent le plat de polenta et demandèrent ce qu'il y avait au dessert. Alice leur apporta ces crèmes glacées dans leurs confections individuelles, dont la publicité affirme qu'elles flattent le palais et favorisent la digestion... Les jumeaux en raffolaient. Il n'était pas rare qu'ils en agrémentent leurs repas, quel qu'était la saison, en alternant les six parfums disponibles: citron, ananas, mandarine, cappuccino, vanille et chocolat extra.
Alice se leva et annonça qu'elle allait préparer le café tout en chargeant le lave-vaisselle. Rizzoli repoussa également sa chaise, agrippa d'une main, le plat qui avait contenu l'osso buco et de l'autre, la bouteille de Lagrein au quart entamée. Il suivit sa femme dans la cuisine.
- A ton avis, Don Moser aurait-il enfreint le vœu de chasteté imposé par le clergé catholique?
La réaction d'Alice fut immédiate, et à la vérité, la question la fit sourire.
- Ce serait plutôt un truc qui fait du bien, la conso de sexe, répondit-elle, en vérifiant le niveau d'eau de sa Mokona.
- Bien! comme toujours, Alice, on peut te faire confiance pour imaginer le pire dans la nature humaine, s'esclaffa le commissaire.
- Caro mio, tu me demandes mon avis, je te le donne... Un homme, c'est un mâle dominé par des pulsions et un taux élevé de testostérone, bref, tu sais ce que j'en pense... un homme ne peut pas se passer de sexe, les curés comme les autres!
- Ouais, je ne suis pas loin de penser comme toi... Beaucoup d'ecclésiastiques s'arrangent pour interpréter la règle de la manière qui leur convient le mieux... C'est pas si mal finalement, et ceux qui ne le font pas peuvent devenir de redoutables prédateurs d'enfants...
- Je suis sûre que la grande majorité des prélats se comporte correctement, concéda Alice, mais j'avoue que je ne leur confierais pas nos jumeaux. Je jouerai le jeu pour les communions et autres cérémonies, c'est déjà pas si mal... Mais tant que le Vatican n'autorisera pas le mariage des prêtres, je resterai sur mes gardes!
Le café fut prestement consommé et, tandis qu'Alice mit de l'ordre dans l'appartement, Rizzoli sortit avec les jumeaux pour charger les vélos du garage dans le ludospace familial. La lourde voiture offrait le volume d'une camionnette de déménageurs. Les deux vélos furent engloutis dans le vaste haillon, sans même que l'on ait eu à dévisser les roues avant, ce qui arrangeait bien le père des enfants, réticent à manier aussi bien le pinceau que la clé à molette.
Le véhicule des Rizzoli s'engagea bientôt sur la Mebo en direction de Merano. Dans la plaine, le ciel printanier était bleu azur et la température presque estivale, dans cette région, pourtant cernée de hauts sommets dépassant les deux mille mètres.
La bonne humeur quitta soudain Alice, et elle s'enferma dans un complet mutisme lorsqu'elle soupçonna la destination que son mari souhaitait donner à la promenade familiale. Dans la voiture régna un silence particulièrement lourd, au moment où Rizzoli ralentit l'allure du véhicule pour sortir de la voie rapide par la bretelle de Gargazzone.
- Tu ne respectes pas tes promesses, Guido, que cherches-tu, c'est bien par ici qu'est morte la petite Lisa, n'est-ce pas?
- C'est un excellent endroit pour exercer les enfants au vélo, et nous à la marche, répondit Rizzoli, sans grande conviction dans la voix.
***
La pasta: les pâtes.
Scala quaranta: jeu de cartes qui s'apparente au rami.
Bancomat: une carte de crédit.
Sono delle cazzate: ce sont des conneries.
L'oss buss : osso buco (dialecte milanais).
La Mokona: machine à café.
Mebo: la voie rapide qui relie Merano à Bolzano.***
2ème partie à suivre !
Denis Costa
Texte et photo
Tags : alice, rizzoli, commissaire, bien, guido
-
Commentaires
Et Alice n'a pas l'air de faire confiance à Don Moser non plus ! Voilà toute la famille sur les lieux du crime, dont il ne reste plus rien d'apparent ... en principe.
Merci Denis !
Bon retour au commissaire Rizzoli, un épisode familial avec un arrière goût d'enquête !!!
Bonne nuit - gros bisous
Après lecture, on demeure en appétit ! L'osso buco sent jusqu'ici et on ce Matteo nous laisse pantois sur son mutisme... il nous cache son secret ! J'ai aussi reconnu les mêmes gestions ou décisions sans queue ni tête de nos appareils gouvernementaux. Un Québec dans un Canada qui appartient à l'Angleterre sur papier, nous sommes bi-polaire à cause de l'Alaska vendu aux USA. :-))) On s'habitue si peu :-))) Bisous et bon septembre à vous cher Denis et famille.
6denisVendredi 6 Juillet 2012 à 08:417denisVendredi 6 Juillet 2012 à 08:41Moi aussi, j'aime lire, Flipperine, mais avant tout, j'aime écrire, c'est grisant parce que je ne sais pas où vont mes personnages. Ils m'échappent en quelque sorte! J'aimerais bien que Rizzoli se dépêche de trouver le coupable, mais il n'en fait qu'à sa tête... alors je patiente, Bises à tous.
8Mona lVendredi 6 Juillet 2012 à 08:41Et voila que je replonge dans le roman, comme si je ne l'avais jamais quitté! Et il me donne faim! vite la suite!
9denisVendredi 6 Juillet 2012 à 08:41Tu vois Marie-Louve, nous vivons sur 2 continents différents, mais dans un seul monde bipolaire finalement, un monde intéressant certes, mais pas sans problème. Les germanophones d'ici disent que les italophones les briment dans leur culture et leur langue, les italophones, au contraire, prétendent que Rome les a vendus aux allemands! Grosses bises!
Ajouter un commentaire
Bonjour à vous deux ! Quelques allusions autour d'un déjeuner sympa, la proposition d'une balade avec derrière la tête l'envie de revenir sur les lieux du crime.... et Guido qui a réponse à tout enfin pour le lieu de la balade.... Belle journée Lena, Denis.... Bizzz jill