• PAPI ET LE PC - Rahar

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    Depuis que Martha est montée au ciel — ou descendue en enfer comme le soutient ma fille, mais on n’est pas ici pour en discuter — je ne sais plus comment passer mon temps. Le jardinage ne me donne plus satisfaction (j’ai le plus beau jardin de la région) puisque je n’ai plus de raison de m’y réfugier pour fuir des récriminations ou des jérémiades. Quant à SON potager, je n’y ai jamais mis les pieds et je ne m’y aventurerai pas, des fois que son esprit possessif m’y jouerait des tours (je suis superstitieux dans la limite du raisonnable comme tout le monde). Je n’aime pas me compromettre avec les paumés du village dans leur bistrot minable : ils ont le vin mauvais et un homme qui a réussi leur rappelle désagréablement leur déchéance. J’ai la flemme de rejoindre la ville car le retour dans une maison vide après la fiesta me donne le bourdon.


    Dès que Martha a été mise à la retraite il y a trois ans, je l’ai persuadé de nous réfugier à la campagne, très loin de la vie trépidante de la ville. À la retraite moi-même huit ans auparavant, je ne tenais pas à vivre cloîtré avec elle, les yeux dans les yeux dans un appartement, aussi vaste soit-il. Ici, je peux m’adonner aux joies du jardinage et des promenades solitaires, un bon prétexte pour ne pas l’avoir tout le temps dans les pattes. Et elle aura son potager et ses clapiers.


    Ma fille est quelque part au Pérou. Elle est anthropologue et son mari archéologue. Jusqu’ici, leur fondation ne les a pas séparé et ils partagent les mêmes missions. Mon petit-fils est en pension dans la capitale et il ne viendra me rendre visite – éclair — qu’aux prochaines vacances, sûrement juste pour me soutirer de quoi faire la nouba avec ses copains. Je pense qu’il ne sait pas choisir ses amis ; j’ai la conviction que sa petite copine est légèrement kleptomane sur les bords : la dernière fois qu’ils sont passés, j’ai constaté la disparition de quelques bibelots — de valeur tout de même — de Martha.


    Quand je me suis plaint de mon inactivité à ma fille au téléphone, elle m’a conseillé de m’affilier à une association quelconque, de bienfaisance ou autre. Ancien directeur de société, il me serait difficile de supporter une autorité quelconque ; je sais, d’autres anciens dirigeants peuvent le faire, mais pas moi, je le sens. Devant ma réticence, elle m’a alors proposé de me mettre à l’informatique. Je pourrais alors avoir des contacts, virtuels mais intéressants ; et étant polyglotte, je pourrais correspondre avec des tas de gens de par le monde. Je dois dire que l’idée me sourit. C’est décidé, je vais en ville pour m’équiper. Je sors la bonne vieille Mercedes ; Martha avait voulu un 4X4, mais j’ai objecté que notre départementale n’avait pas de nid de poule, était plutôt étroite et surtout, n’était ni en pavés, ni en terre même battue. En outre, cela entamerait notablement notre cagnotte.


    Je ne me suis pas vraiment rendu compte de l’engouement des gens pour l’informa­tique : les magasins ne désemplissent pas et les vendeurs semblent débordés. Ce sont surtout les jeunes qui forment la majorité de la clientèle. Mais à ma grande surprise, les plus âgés comme moi ne sont pas en reste. En plus, un commercial m’a confié que certains croulants n’en sont pas et que c’étaient de vrais « geeks ». Évidemment, quoique dépassé par son charabia, j’ai pris l’air entendu approprié et me suis éclipsé vite fait.


    J’ai enfin trouvé une boutique moins bondée. À mon entrée, un vendeur s’est précipité sur moi comme un vautour sur une charogne bien appétissante (eh oui ! la concurrence est féroce dans ce business). J’aurais bien aimé être servi par la jeune beauté, mais elle a été prise de vitesse. Le blanc bec boutonneux m’a assis d’autorité dans le fauteuil d’une propreté douteuse et a ouvert le round.


    — Cher monsieur, vous avez bien fait de venir chez nous. Vous ne trouverez pas moins cher ni de meilleure qualité ailleurs. Que pouvons-nous donc pour vous ?

    — Euh…Je voudrais acheter un ordinateur…

    — Ah oui, un tower, un desktop, un laptop ?

    — Pardon ?

    — Excusez-moi. Un tower est une machine qui se place au sol près de votre bureau, un desktop se met SUR votre bureau et un laptop est un ordinateur portable.

    — Que me conseillez-vous alors ?

    — D’abord, que voulez-vous en faire ? De la bureautique, du multimédia, du graphisme ou des jeux ?

    — Ben ma fille, qui est au Pérou, m’a dit que ça me permettrait d’avoir des contacts partout dans le monde.

    — Aaaah, je vois… vous allez donc essentiellement surfer sur le net (il me semble que son sourire a un air plutôt égrillard si je ne m’abuse). Nous allons voir ce que nous avons pour vous. Aimez-vous bricoler un peu ?

    — Pas vraiment, je peux me permettre tous les ouvriers et artisans dont j’ai besoin. Pour tout vous dire, je n’y connais que dalle en informatique.


    [En fait, quand j’étais directeur, j’avais à ma disposition deux secrétaires merveilleuses qui maîtrisaient parfaitement l’informatique. Je n’avais qu’à claquer des doigts pour avoir ce que je voulais. Je n’étais pas de ces frimeurs qui exhibaient le dernier cri des machines près d’eux, avec toujours le même écran de veille, témoin gênant de leur inactivité. Et puis, l’écran encombrait le bureau quand l’envie vous prenait de porter quelques coups de canif au contrat de mariage avec une secrétaire. Vraiment pas pratique.]


    — Mmmh… Je vous sais gré de votre franchise. Voyez-vous, certains présument de leurs capacités — je ne parle pas pour vous, hein — et notre SAV croule sous les réclamations incongrues : écran noir, alors qu’il n’est pas branché… Je vous recommanderais bien un portable, rien à assembler, juste l’allumer, mais c’est un peu plus cher…

    — Le prix n’est pas un problème (je crois avoir décelé un petit éclair de cupidité luire dans ses yeux), je veux quelque chose de confortable, c’est tout.

    — Bon, nous avons plusieurs choix. Le Mac, par exemple, est d’une simplicité enfantine…

    — Mais c’est plutôt morne, comme écran. Tenez, là, cet écran est plus joli, n’est-ce pas ! (j’ai bien vu une lueur de déception. Ah il allait m’arMacquer je crois, si c’est pour faire la même chose, je ne vois pas pourquoi je vais raquer un max pour son Mac moche)

    — Euh… Bien sûr, si vous préférez les PC standards…

    — Mais pourquoi y a-t-il une telle différence de prix entre ces machines ?

    — Eh bien, il y a ces portables avec un processeur Intel et ces autres avec un processeur AMD…

    — Ah, et le professeur Untel est meilleur que le professeur Amédée ? (je sens que je vais bien apprendre l’informatique)

    — Euh… en gros, oui…

    Je pense que le bougre n’est pas très sûr de lui, mais passons

    — Et comme système, voulez-vous du Linux ou du Windows ?

    — Quelle différence ?

    — Linux est gratuit et surtout orienté expert, quoique assez facile à utiliser, mais Windows a une bibliothèque de logiciels plutôt étoffé, surtout côté jeux.

    — Aucune importance, pour ce que je vais en faire !... Néanmoins, il se peut que mon petit-fils vienne me rendre visite et il pourra ainsi jouer. Mais elle n’a pas de souris, votre machine !

    — Voyez ici, ce pad tactile vous permet de mouvoir le curseur. Mais vous pouvez aussi brancher une souris, si ça vous convient mieux (la petite lueur de cupidité se rallume, là). Nous avons là des souris psychédéliques dernier cri, et sans fil s’il vous plaît ! Bon, revenons à notre portable, quel modèle préférez-vous ? Voici le catalogue de ce que nous avons en stock.

     

     

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    Je suis effaré par la multitude de modèles présentés. Je me retiens de faire Am Stram Gram en fermant les yeux. Je me résous à pointer d’un doigt mal assuré un modèle qui ne me semble pas vraiment différer des autres.


    — Trèèès bien ! Nous allons maintenant parler logiciel…

    — Mais pourquoi faire ?

    — Voyons cher monsieur, c’est comme une cuisine bien équipée et approvisionnée. Si vous n’avez pas de recette, comment allez-vous vous mitonner une bonne popote ? Eh bien, c’est le logiciel qui sera votre recette et vous permettra de faire ce que vous voulez : écrire, calculer, surfer, etc.

    — Si vous le dites…

    — Croyez-moi, c’est indispensable. Bon, vous aller avoir besoin d’une suite bureautique…

    — Mais je n’ai plus besoin de travailler dans un bureau, je suis à la retraite !

    — Mais non, c’est un pack de logiciels qui combine un traitement de texte, un tableur, un gestionnaire de base de données et un programme de présentation.

    — Ah je vois, c’est comme ce qu’utilisent mes anciennes secrétaires.

    — Exactement !

    — Mais ça coûte la peau des fesses, votre suite, c’est peut-être une suite royale !

    — Mais je croyais que le prix vous importait peu…

    — Oui, mais il y a tout de même une limite (j’ai pris mon air supérieur de celui à qui on n’en conte pas).

    — D’accord, je pense que si l’on retirait le gestionnaire de base de données, on aura un prix plus raisonnable. Et puisque vous allez surfer sur le net, vous avez besoin d’une suite antivirus.

    — Vous avez de la suite dans les idées, vous.

    — Souvenez-vous de l’exigence de vos secrétaires. Vous envoyiez et receviez des tas de mails n’est-ce pas ?

    — Tiens ! C’est vrai. Elles se plaignaient des attaques de virus.

    — Et c’est pour vous éviter d’avoir recours inutilement au SAV et vous faire économiser des services de déverminage. Sachez que des virus peuvent endommager votre portable.

    — Oké, oké, je vous crois.

    — Voici maintenant notre catalogue d’imprimantes…

    — Vous pensez que j’en ai vraiment besoin ?

    — Allons cher monsieur, nous savons qu’à la place des lettres vous enverrez des mails, mais imaginez un peu : votre famille peut vous envoyer des mails ou des documents dont vous aimeriez certainement en garder la trace et les relire à tête reposée. Et puis, vos lettres administratives en jetteraient, croyez-moi, on vous témoignera plus de considération.

    — Vous avez bien du bagout, jeune homme.

    — Nous ne voulons que votre entière satisfaction, cher monsieur, et comme preuve, nous vous offrons ce superbe webcam à un prix promotionnel…

    — Attendez, attendez, qu’est-ce encore, vous voulez saler plus la note ?

    — Vous m’offensez, monsieur. Je ne cherche que votre confort. Que diriez-vous de voir votre fille tout en parlant avec elle ? Vous n’aviez jamais fait de téléconférence ?

    — Ben si, ma foi. Acceptez mes excuses, mon bon.


    *

     

     

    Fin de la première partie, donc ... à suivre !

     

     

    RAHAR

    Juin 2008

     

     

     

     



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  • Commentaires

    1
    Mardi 13 Mars 2012 à 11:55
    Monelle

    Bravo à Rahar, comme toujours ! J'ai eu l'impression de me revoir la première fois que je suis entrée dans une telle boutique... c'était en 1988... complètement paumée Monelle !! je me suis rattrapée un petit peu depuis !!!

    Gros Bisous

    2
    Mardi 13 Mars 2012 à 11:59
    jill-bill.over-blog.

    Bonjour Rahar.... Ca ma rappelle mes débuts dans ce magasin d'informatique où je ne comprenais que dalle au charabia mais avais mon fils sous le bras...  Mamie au potager et papy au clavier.... ça évite le bistrot de village en effet si pas d'affinité !  Ok à suivre.... belle journée à vous deux ! Bizz  

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    3
    Mardi 13 Mars 2012 à 17:02
    gargouille

    J'aime beaucoup ! Au-delà du conflit générationnel entre l'homme agé et la machine moderne, connu mais toujours sympathique, il ya cette lucidité sur la vie. A la fois doux, cynique, acerbe et triste... Une très belle réussite, vivement la suite !

    4
    Mardi 13 Mars 2012 à 21:53
    Marie-Louve

    Papy en connaît long sur le sujet. Grâce à lui et à sa visite chez le vendeur, j'ai fini par comprendre quelques trucs :-))) Aucun doute, avec  Rahar, on s'amuse ferme. la fille de papy a bien fait de faire brancher Papy ! :-))

     

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