— Va au milieu du lac avec la pirogue et mets doucement le tronc à l’eau, puis pique dedans l’aiguille, ensuite tu reviens vite.

— A quoi tout cela va servir ?

— Le tronc de bananier va chercher votre ami.

— C’est dingue ! Mais comment ? Moi je pense que ce tronc va simplement dériver jusqu’au ruisseau de drainage.

— Vous croyez donc que c’est pure superstition ? Nos ancêtres ont toujours fait ainsi pour retrouver les noyés et ça marche, même si la science ne peut l’expliquer.

*

Les minutes passaient dans un silence pesant, interrompu par des murmures discrets. Les regards anxieux suivaient le lent déplacement du tronc. Jean remarqua que le tronc dérivait d’un côté, alors que le déversoir était de l’autre. Vraiment déroutant.

— Regardez ! Le tronc s’est immobilisé du côté de la rive gauche.

— Et sa pointe est tournée vers la rive. Amenez la pirogue, je dois le voir.

Le tronc était immobilisé à environ quatre mètres de la berge, malgré le courant presque indétectable. Le chef du village se pencha pour mieux l’examiner. Il murmura dans sa barbe, puis fit signe au piroguier de rejoindre la rive.

— Alors grand-père ? Est-ce qu’on peut plonger là pour le retrouver ?

— D’abord, le fond du lac varie de dix à vingt mètres. Personne ne pourra y plonger sans scaphandre. On pourrait aussi draguer, mais c’est aléatoire. Cependant, il y a quelque chose qui m’intrigue ; l’aiguille est restée au-dessus.

— Qu’y a-t-il d’étrange ? La probabilité qu’elle soit restée au-dessus n’est pas négligeable.

— Vous ne comprenez pas. La tradition affirme que si l’aiguille bascule sous le tronc, le noyé est vraiment mort, au-delà de toute réanimation. Au-dessus, surtout à la verticale, l’individu est vivant et devrait flotter parmi les joncs alentours, or il n’y a de jonc que près des berges. C’est paradoxal.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ?

— Selon toujours les traditions, le corps, vivant ou mort, devrait réapparaître après deux jours. Revenons au village et attendons. On s’arrangera pour vous héberger, jeunes gens.

*

— Regardez, le gars est là, étendu sur la plage. Je crois qu’il vit encore.

— Balèze, Balèze ! Réveille-toi, allez debout mec !

— C’est dément ! Tu n’as rien, Jasmin ? Où étais-tu donc passé.

— Où suis-je donc ?

— Ouaip ! Question classique. Tu nous as fait des cheveux blancs depuis deux jours.

— Pas possible ! Je ne pensais pas qu’il s’était passé tout ce temps.

— Allez, raconte.

— Jeunes gens, le mieux serait que nous retournions au village pour qu’il reprenne des forces. Les explications peuvent attendre dans un endroit plus confortable.

*

— Eh bien voilà ! Je nageais tranquillement, ensuite enhardi par la limpidité de cristal de l’eau, j’ai plongé. Puis soudainement, une grosse bulle est montée des profondeurs. Avant que je puisse rien faire, elle m’a englobé. Oui, je vous jure ! Dedans, j’ai pu respirer, et le plus dingue, c’est qu’elle s’est mise à descendre. Eh oui, les bulles devraient monter, mais celle-ci est descendue avec moi dedans.

Arrivée au fond, elle s’est déplacée vers la rive. Et là, j’ai vu une grande ouverture phospho­res­cente. Elle s’y est accolée, puis j’ai été éjecté dans l’ouverture.

— Ouille ! Et tu t’es pas noyé ?

— Ben non, il y avait comme une espèce de pellicule d’énergie qui retenait l’eau. L’intérieur était aussi sec qu’ici. Enfin, pas aussi sec, je crois que le degré d’humidité est identique à celui des grottes. Il y avait comme un effluve d’algues marines, pas vraiment désagréable. Et alors, je me suis trouvé devant des hommes.

— Des sirènes avec des queues de poisson ?

— Mais non, des hommes je vous dis. Enfin, des hommes et des femmes comme nous, normal quoi. Ils étaient en pagne avec de longs cheveux.

— Je parie que les filles n’avaient pas de soutifs.

— Ta gueule, obsédé, laisse Balèze continuer.

— Bon, ils m’ont souhaité la bienvenue et m’ont entraîné avec eux sous terre. On était descendu peut-être à cinquante mètres et avons débouché dans une vaste caverne. C’était éclairé avec des boules lumineuses au plafond ; je ne suis pas électricien, mais je ne voyais aucun fil électrique ou rien. Il y avait des cases juste fermées par un pan de tissu en guise de porte. Au centre, formant un vaste cercle, il y avait des tables et des bancs. Vous voyez, comme dans les albums d’Astérix à la fin, quand les Gaulois festoient. Et au centre, il y avait une sorte de piédestal.

— Mais enfin pourquoi t’ont-il enlevé et ne se sont pris à aucun de nous autres ?

— Celui que j’estime être le chef m’a dit qu’ils doivent renouveler leur sang de temps à autre et qu’ils choisissent de jeunes gens sains, beaux, bref sans tare.

— Ouais, c’est flatteur pour toi, mais qui sont-ils ?

— Ils se désignent comme le peuple de l’eau. Le chef m’a confié qu’ils vivaient ainsi depuis des siècles et leur origine se perd dans la nuit des temps. Il ne sait si ses ancêtres avaient fui quelque calamité, quoiqu’ils fussent puissants : ils avaient des pouvoirs que le peuple de la surface n’avait pas. Tenez par exemple, ils peuvent créer des champs d’énergie qui leur ont permis de me capturer, de créer un mur qui retient l’eau.

— Ainsi, s’ils sont comme nous, ils peuvent vivre à la surface ?

— Oui, certains s’aventurent parfois sur terre, mais ils méprisent la technologie et notre civilisation. Ils disent que nous avons perdu la communion avec la nature et que nous détruisons peu à peu et inexorablement l’environnement. Oui, ils connaissent tout de nous, et le dada de certains consiste même à se tenir au courant de nos technologies de pointe, par curiosité et juste pour passer le temps.

— Combien sont-ils ?

— A peu près une centaine. Mais il paraît qu’ils sont en contact avec d’autres communautés qui vivent tous près de certains lacs.

— Mais alors, puisqu’ils ne risquent pas la consanguinité, pourquoi enlever des terrestres ?

— Hum…Bien vu. Je crois que j’ai tapé dans l’œil d’une des filles qui m’a vu nager. Et je pense que tous ces enlèvements ont une origine identique à celui-ci, c’est-à-dire un coup de foudre d’un membre de la communauté pour un terrestre et non vraiment pour un quelconque renouvelle­ment de sang.

— Eh bien, jeunes gens, voici donc la confirmation d’une légende en laquelle je me suis toujours refusé de croire. Vous voyez, les légendes ont toujours un fond de vérité et les ancêtres ne mentaient pas. On a bien essayé de détruire cette piste et nous avons même planté des arbres pour la cacher. Mais inexplicablement, tout arbre qui est planté au milieu de la piste meurt en quelques jours. Seule la mauvaise herbe peut y pousser. Mais ce qui m’intrigue au plus haut point, c’est que c’est la première fois qu’ils rendent un captif. Comment expliquez-vous cela, monsieur Jasmin ?

— Ils voulaient bien que je reste avec eux, surtout la jeune fille qui n’est pas mal du tout.

— Ben alors, pourquoi que t’es pas resté ?

— D’abord, les temps ont changé : on est au XX^esiècle dont je suis un pur produit. Passer un temps avec eux, c’est chouette : simplicité, aucun soucis, pas de stress. Mais notre civilisation me manque. Ça veut dire abandonner ma famille que j’aime, les potes qui me sont chers, les défis de la vie quotidienne à relever,… les jeux vidéo, et surtout le soleil. Songez aussi aux dures années d’études que j’ai donc entrepris pour rien. Et je ne suis pas un fervent écologiste. Mais ce qui m’a le plus rebuté, c’est leur nourriture.

— C’était dégueu ?

— Pas vraiment, certains peuvent aimer, mais pas moi. Ils mangent tout cru : le poisson façon sushi, les crustacés juste lavés, les mollusques…

— Mais et les parasites comme les cystis et les bilharzies ?

— Bah, d’abord la barrière d’énergie détruit les parasites, ensuite leur pouvoir et leur connaissance des simples les aident contre toute maladie. Saviez-vous que leur espérance de vie tourne autour de cent quinze ans ? Il y en a même qui vivent cent vingt ans. Bon, ils mangent tout de même de la verdure. Et le comble, ils n’utilisent pas le sel. Ils disent qu’il leur est tabou.

Il y a eu une bagarre entre le chef et la fille. Celle-ci voulait me retenir. Le chef et ses partisans voulaient me renvoyer en m’effaçant la mémoire avec certaines plantes ; leur argument était que je ne me ferai pas à leur régime, puisque le feu et le sel m’étaient indispensables. Enfin, la fille résignée, le cœur en morceaux je crois, voulait que je lui fasse un enfant avant de me relâcher.

— Et tu en as lâchement profité.

— Eh oh ! Je me suis conformé à leurs us. Leur communauté est assez libre ; sa structure est plutôt matriarcale. Les enfants sont reconnus et éduqués par tous. D’ailleurs, il y a très peu de couples stables. La jalousie ne semble pas y exister.

— Dis donc, ta mémoire semble intacte. Tu ne nous raconterais pas des craques par hasard ?

— Je te jure que non ! La fille a supplié le chef pour que je garde un souvenir d’elle. Comme argument, elle a avancé que personne ne les trouverait jamais aussi longtemps qu’ils le veulent : leur pouvoir les protègent en faussant le mental et même les appareils des terrestres. Et puis, qui m’accorderait du crédit sans preuves ? Quant à vous, vous avez bien constaté ma disparition et mon retour sain et sauf, mais quand bien même, qui vous croira une fois hors du village ?

— Alors là, c’est imparable. On va se gausser de nous si nous racontions le dixième de tout ça.

— Jeunes gens, tout est bien qui finit bien, mais à l’avenir, je vous conseille d’écouter la voix de vos aînés. Il y a tant de choses incroyables sur terre que votre science ne peut expliquer. Nos aïeux ont expérimenté certains phénomènes et tout n’était pas superstition comme on se complaît à le croire.

— Okay, grand-père. Acceptez notre gratitude pour votre aide et votre hospitalité, ainsi que pour vos sages conseils. Il ne nous reste plus qu’à poursuivre notre route. Nous avons encore de beaux jours de vacance à passer. Allez, les enfants, secouez-vous, on décarre.

*

 

Sous terre, une jeune fille méditait tristement sur le concept de l’amour impossible.

 

 

*

Notes :

Nous étions quelques amis à siroter de la bière, un soir après le boulot, et la discussion était tombée sur le surnaturel et les légendes. J’ai eu cette anecdote de l’un des protagonistes de l’histoire (un peu maquillée et embellie bien sûr) et il n’était pas saoul (nous sommes modérés !). D’autres avaient renchéri avec des récits similaires, mais de seconde ou troisième main cependant.

Je fais de l’aquariophilie et j’élève certains poissons qui ne présentent aucun dimorphisme sexuel, sauf au moment de la ponte. Pour la reproduction, je fais donc appel à une voyante pour me désigner les mâles et les femelles à apparier, car je ne vois pas pourquoi je négligerais d’utiliser le don des autres pour mon profit, et elle ne s’est jamais trompée. Incidemment, je l’ai interrogé sur la réalité du peuple de l’eau et elle m’a assuré de leur existence.

*

 

Fin

RAHAR

 

 

 

Illustrations :

Quand on aime compléter son voyage de lecture par des supports illustrés, on peut bien se permettre d'inclure dans l'histoire :

une pirogue brésilienne, comme dans la 1ère partie, et ici :

Le lac mystérieux du Karst, qui se trouve en Slovénie !

Grâce à : www.slovenia.info

Et voir la jeune fille de la fin de cette histoire dans ce joli portrait aquatique, signé Léonelle Tiffeneau, www.galerie-creation.com

 

Non ?

Lenaïg