Je vais quand même suivre les instructions de Dany et porte mes pas chez le bijoutier. J’ai déniché un caillou d’une eau très pure, serti dans un pendentif en argent. Si ce truc ne marchait pas, je pourrais toujours l’offrir à Yvonne à Pâques. Je me suis astreint à suivre le rite préconisé par mon garnement et enfilé le bijou en le cachant sous ma chemise. C’est étrange, je ressens une espèce d’énergie et me sens d’attaque pour poursuivre ma mission. Je constate une autre anomalie : malgré le nombre de ses ennemis, le Mage ne traîne aucun garde de corps. Il ne porte même pas d’arme, pas la moindre lime à ongle. Aucun malfrat n’ose le bousculer, alors qu’on sait qu’il trimbale une petite fortune dans ses poches.

 

 Je sais de source sûre que David joue au poker pratiquement tous les samedis soirs, et il ne partait jamais sans bénéfice. Les contrôles discrets avaient démontré qu’il ne pouvait tricher.

 

 

Le gérant de la boîte devait un gros service à l’Éboueur (ceci est une autre histoire) et je lui ai gentiment demandé d’introduire un certain Georges Kulas à la table de poker à partir de vendredi. Je suis un maître du bluff, mais en général mes gains par ce procédé sont contrebalancés par les pertes causées par de mauvaises cartes ; je n’ai pas beaucoup de chance aux jeux.

 

J’ai alors l’honneur de connaître mes adversaires : un commissaire de police, un sous-directeur de banque, un chirurgien esthétique, et un expert comptable. Vers deux heures de matin, on se sépare. Je m’en tire sans trop de perte. En partant, je subtilise un jeu de cartes au comptoir du préposé. Arrivé à mon atelier secret, je décachette soigneusement le paquet. Avec une encre sympathique, je marque minutieusement chaque carte, puis je refais le paquet sans bavure. Je prends le temps de choisir une ampoule à UV dont l’éclairage est identique à celle de la salle de poker. Dans mon armoire à gadgets, je sors une paire de lentilles de contact polarisantes. Je rejoins enfin mon lit avec volupté.

 

Vers les seize heures, bien grimé, j’exerce mon talent de cambrioleur en m’introduisant subrepticement dans la boîte, avant son ouverture. Je place le jeu de carte truqué en haut de pile et remplace l’ampoule de la salle de poker par la mienne. Je rentre discrètement pour me changer. Le Mage n’est pas troublé le moins du monde par un nouveau joueur. Il semble toujours sûr de lui. Comme prévu, c’est le paquet de jeu trafiqué qu’on nous apporte. Avec mes lentilles de contact, je suis la valse des cartes, mais je m’abstiens de tricher. J’ai alors la surprise de constater que le Mage avait incontestablement un don : à plusieurs reprises, j’ai vu la carte du dessus de la pile changer soudainement de valeur, favorisant ainsi le Mage.

 

   

 

 

À un moment donné, David a laissé tomber malencontreusement sa cigarette dans son verre de vodka. Comme si de rien n’était, il repêche la cloppe, puis sous nos regards ébahis, s’enfile une rasade derrière le gosier.

 

— Eh ! Dites donc David, vous vous empoisonnez, la décoction de nicotine est très toxique, s’exclame le chirurgien.

— Ne vous en faites donc pas messieurs, je suis mithridatisé.

 

Je me demande alors si le poison de l’aiguille de l’injecteur dissimulé dans ma chaussure pourra venir à bout de lui. Je pense à Dany et je reprends espoir. Vers une heure du matin, je me résous à en finir en trichant. Je vois que le Mage a quatre cartes noires. Je constate que le haut de la pile est rouge. Brusquement, il devient noir. David a une couleur. J’ai trois neuf. Il me faut un carré. J’ai pris des leçons d’un excellent prestidigitateur. J’ai maintenant le neuf de Pâques… euh, de pique. La surenchère nous amène donc à faire tapis. Le Mage est suffoqué… et alors que je ratissais la mise, il s’écroule. Tous les autres se sont précipités. Le chirurgien a décrété un arrêt cardiaque.

 

 

Rahar

 

Références des illustrations :

Voir album Fantaisies 4, à "Neuf de Pâques" et "Pierres".