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Les envahisseurs - RAHAR - Chapitre 4
— Tranquillise-toi Papa, je te répète que je sais ce que je fais.
— N’oublie pas non plus que pour que tes poudres soient efficaces, il faut bien disposer les esprits. J’ai déjà sollicité leur collaboration, mais une attitude sceptique pourrait les offusquer. Sache qu’ils ont la mentalité de petits enfants parfois susceptibles. Tu dois montrer de la confiance en leurs pouvoirs.
— J’en suis conscient. Je crois que tes explications ont dissipé les quelques doutes qui me restent. C’est vrai, j’ai tendance à être trop cartésien parfois et remettre en cause certaines parties scientifiquement encore inexpliquées de nos traditions. Mais en passant, quel est le rapport avec la sorcellerie et la magie ?
— Ah, c’est vrai, tu n’as pas encore l’âge pour approfondir ces domaines, même si on dit que tu es précoce et talentueux. La sorcellerie revient à la maîtrise des relations avec les esprits des plantes et des minéraux…
— Des minéraux ? Je croyais que ce ne sont que des substances inertes.
— Détrompe-toi, les minéraux et surtout les cristaux possèdent une énergie qu’on peut parfaitement utiliser sous certaines conditions spirituelles. Les étrangers ne connaissent que le côté matériel de ces éléments comme tu peux le constater avec leur technologie. Tu as entendu parler de la Pierre Vivante, c’est un cristal de roche capable d’emmagasiner et de restituer en le renforçant considérablement des formes-pensées… bénéfiques ou maléfiques évidemment, en association avec les autres sorts. Il n’y a là que du naturel, mais les étrangers n’ont pas le développement spirituel suffisant pour le comprendre.
— Mais et les incantations, les formules magiques ?
— Ce ne sont que des moyens de concentration, pour renforcer la conviction. Toutefois, certains termes permettent de se mettre en résonance avec certains esprits qui ont des affinités avec une gamme de sons. Pour s’en remémorer, des sorciers les ont enrobé d’un charabia mnémotechnique.
— La magie utilise aussi des incantation, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, mais la magie, qu’elle soit blanche ou noire, n’a plus recours aux objets matériels, elle puise directement à la source des forces cosmiques, autrement dit l’énergie formidable de l’univers. Le magicien utilise son esprit pour manipuler cette énergie. Il peut jongler avec l’équation énergie-matière pour transformer l’un en l’autre et vice versa.
— Mais on dit qu’ils utilisent des accessoires : baguette magique, miroir, bague…
— Ce sont les magiciens moyens et inférieurs qui ont besoin de ces supports pour pouvoir se concentrer.
— Es-tu un sorcier ou un magicien, Papa ?
Le vieil homme a un sourire désabusé.
— Je ne connais que les secrets de la nature matérielle, ce qui n’est déjà pas peu, dirais-tu. À la limite, je pourrais tenir tête à un magicien moyen. Mais je dois disposer de mes ingrédients, alors que lui n’a besoin que de concentration mentale. Un simple guérisseur n’aurait aucune chance, il ne connaît que l’utilisation des propriétés intrinsèques des plantes et des minéraux.
— Comment pourrais-je savoir si j’ai le don ?
— Petit impatient ! C’est ton professeur qui s’en rendra compte en te faisant passer quelques tests ; il se pourrait que tu ne t’en doutes même pas. Il adaptera alors son enseignement pour développer ta faculté.
— Mais toi, tu ne pourrais pas voir si j’ai le don ?
— Va donc t’occuper de tes affaires, gamin.
Papa Wemba me fait déguerpir en bougonnant. En éludant ma question, il veut peut-être m’éviter une déception. Pourtant, je m’estime assez mûr pour ne pas envier un talent que la nature m’a refusé. À moins que… Si le vieux madré a vu que j’avais le don, il craignait peut-être que je le houspillerais pour m’éduquer, il a déjà deux apprentis à charge. Enfin, baste, je vais me concentrer sur mon projet. Pour éviter des représailles à la population innocente, je dois faire passer mes attentats comme de simples accidents.
Je n’ai pas vu passer le temps avec ce bavard de Wemba. De retour en ville, je vais me restaurer dans une gargote traditionnelle ; je me mêle aux paysans de passage et aux petits employés qui ne peuvent pas rentrer le midi. Contrairement à ce que l’on sert dans les fast-foods des étrangers, le déjeuner est identique à celui que l’on préparerait chez soi et est pourtant très abordable. Les conversations autour de moi tournent évidemment sur la situation politique. Ce qui agace surtout les petites gens c’est le mépris affiché de l’occupant qui considère la population comme du bétail corvéable à merci. On débat sur la durée probable du protectorat ; certains sont pessimiste au vu de la technologie de l’envahisseur et devant la disparition de nos dirigeants ; d’autres sont plutôt optimistes et comptent sur la relève. Je n’ai pas détecté d’air entendu ; il est vrai qu’il peut y avoir des mouchards et des délateurs jusque ici, mais je suis persuadé qu’il y a des membres du réseau de résistance. Du fait de mon âge, personne ne s’intéresse à moi et je peux manger en paix.
Mes pensées se tournent vers Acky. Je lui ai donné de quoi satisfaire largement son appétit dans une gargote proche du centre d’études. J’espère qu’elle sera assez bonne actrice pour passer pour une fille de paysan du Grand Marché et qu’elle passera inaperçue.
Pour aller au QG de l’ennemi, je dois justement traverser le Grand Marché. Aux abords se la halle aux grains, je vois un attroupement bruyant. Il y a plusieurs gargotes dans ce bâtiment. Mon cœur fait un bond. Je m’informe auprès des badauds. Une patrouille a emmené une petite fille qui déjeunait dans une gargote de la halle. Les gens avaient bien essayé de s’interposer, mais la présence des armes effrayantes a modéré leurs ardeurs.
Ce qui avait attiré l’attention des soldats était la mise insolite de la fillette qui tranchait sur celle des autres convives : son sari et son boléro étaient trop raffinés pour une petite paysanne ou une fille de marchand du Grand Marché. Elle avait bien suscité la curiosité, car les centres d’études possèdent tous une cantine et les frais d’étude (frais de scolarité diraient les étrangers) incluent le déjeuner, et rares sont les élèves qui font l’école buissonnière. Mais généralement, les gens ne cherchent pas à s’immiscer dans les affaires des autres. En temps normal, cela n’aurait pas porté à conséquence. Il n’y a pas de doute, Acky a été arrêtée.
C’est ma faute, je n’aurais pas dû oublier que les Sajesse étaient de la haute et s’habillaient selon leur rang. Ma jeunesse me prédispose aux erreurs, malgré toute mon intelligence. Pour comble, dès qu’on l’aura emmené au QG, son identité sera rapidement découverte, je fais confiance à la technologie des envahisseurs : un rapport doit avoir mentionné la disparition de la fille Itau. Je me creuse la cervelle pour la tirer de ce mauvais pas. Je dois garder la tête froide et ne pas agir dans la précipitation.
Je remonte sur l’Arbre Noueux pour essayer de repérer Acky. Pourvu qu’on ne l’interroge pas dans une salle opposée à mon observatoire. Gagné ! Elle est dans la pièce juste en face. Elle fait fièrement face aux deux officiers qui la houspillent sans ménagement. La courageuse petite fille ne se prive pas de les invectiver avec verve et hargne. Mais je ne me fais pas d’illusion, son sort est hélas scellé. L’envahisseur n’est pas connu pour sa compassion et l’armée pratique une discipline de fer, sinon fanatique.
On ne va pas exécuter Acky ici, ce serait trop… salissant. Je vois entrer « Tête de Nœud » avec son air hautain et sa moue dédaigneuse. Les trois officiers discutent un peu, puis sortent. Acky n’a aucune chance de s’échapper, des gardes patrouillent à l’extérieur. Me décidant, je tente une action hardie. Une large plate-bande d’euphorbe à fleurs jaunes entoure le bâtiment. Entre le mur et les plantes épineuses, il y a un petit passage qu’a priori on croirait que seul un chat pourrait emprunter ; je suis assez mince et plutôt petit pour mon âge et ma blouse solide me protège. Je me faufile derrière la haie de l’entrée et de l’allée, et profitant d’un moment d’inattention du garde, je passe derrière l’épais massif d’euphorbe. L’attention des gardes est plutôt tournée vers l’extérieur et il n’y a aucune raison pour qu’ils contemplent la façade du bâtiment. Je jette un coup d’œil par la fenêtre. Acky sursaute, mais se maîtrise vite. Je vois les trois officiers toujours en train de discuter ; l’un semble témoigner d’un peu de compassion : ce ne serait pas convenable d’exécuter une enfant ; l’autre se réfugie derrière les ordres : il faut éliminer tous les dirigeants indigènes avec leur famille, il y va de la stabilité de l’occupation ; « Tête de Nœud » ne montre aucun état d’âme, ou plutôt met à nu son sadisme et son mépris : une vermine de moins ne l’empêchera pas de dormir et je sens dans son ton une sorte de jubilation indécente.
Je distingue au-delà la salle de conférence bourdonnant d’activité. Sur un signe de ma part, Acky s’approche nonchalamment. Je lui passe trois petits coquillages fourrés en lui disant de les faire glisser jusqu’à la salle de conférence. Je m’assure qu’elle n’est pas médiocre à la marelle et elle proteste qu’elle est parmi les meilleures. Ces coquillages fourrés au gingembre sauvage et au mortifère provoquent, soit une sorte de gangrène, soit ce qui ressemble à une lèpre accélérée avec de petits morceaux de tissu nécrosé qui tombent comme des confettis, cela dépend de l’heure de la journée. Toutefois, il faut que les cibles soient exposées pendant un certain temps, voilà pourquoi j’ai choisi la salle de conférence toujours animée. Je dis à Acky de ne pas s’inquiéter, j’ai un plan, puis je suis le chemin inverse sans incident. En passant, je projette dans l’allée de la poudre de fausse chique ; elle est paramétrée sur l’envahisseur et ne nous affecte pas… sauf si l’on est affaibli par une maladie quelconque. Elle provoquera des démangeaisons insupportables et des plaies comme provoquées par des chiques ; les médocs des étrangers n’auront aucun effet, et une mort horrible surviendra en deux jours au maximum, suite à des ulcérations généralisées.
Comme je l’ai prévu, « Tête de Nœud » emmène Acky encadrée par deux soldats. Direction la Grande-Prairie. Une exécution y sera plus discrète. Ils montent dans une voiture aux émanations nauséabondes et se frayent un chemin dans la foule bigarrée. J’ai bien entendu anticipé ce départ et j’ai volé un vélo — plutôt emprunté, car chez nous, la bicyclette est comme le cheval d’un cow-boy de l’ancien Far West américain, sacrée pour son propriétaire, et je jure que je vais le remettre à sa place — et je prends un raccourci par les étroites venelles.
Je rejoins la voie principale à un coude et je verse discrètement de la poudre de stop. Ce sort est généralement utilisé par les éleveurs pour immobiliser un animal rétif ou agressif pour l’empêcher de provoquer des accidents ; certains citadins prudents en portent aussi à cause du fréquent passage du bétail mené à l’abattoir. On a constaté récemment que le stop pouvait aussi détraquer les appareils mécaniques, mais personne n’a encore tenté une application pratique de ce phénomène jusqu’à aujourd’hui.
La voiture de « Tête de Nœud » tousse et s’arrête. Le chauffeur éberlué sort pour chercher la panne. Des badauds s’arrêtent, et une petite foule de curieux commence à se former. Un soldat descend et tente de disperser ces gens. Certains ont pris un air entendu, se doutant de quelque chose : les engins si perfectionnés des envahisseurs ne tombent jamais en panne, c’est bien connu.
L’effet de ma poudre ne tardera pas à s’estomper. Par la portière laissée ouverte par le soldat, je lance une petite pierre de fantôme enveloppée d’une feuille d’yeux aveugles. Sous le regard médusé de certains et jubilatoire d’autres de mes compatriotes qui sont seuls à me voir, je tire Acky dehors. Profitant de l’occasion, je projette de la poudre de chiasse sur « Tête de Nœud » et l’autre soldat, et la petite et moi nous fondons dans la foule pour disparaître dans les ruelles. Avec le sort du fantôme aux yeux aveugles, les envahisseurs ne constateront la disparition de leur prisonnière, qu’arrivés au camp. Les symptômes provoqués par la chiasse sont ceux d’un choléra foudroyant ; leurs antibiotiques chercheront en vain des bacilles à éliminer et elle contaminera plusieurs soldats avant que son pouvoir ne s’évanouisse.
Acky se culpabilise d’avoir été si sotte de s’être mêlée avec les gens du marché sous ses fringues déplacées. Je la console et la rassure, c’était moi le coupable qui n’avait pas assez réfléchi. Désormais, la recherche de la fugitive sera plus active, il y va de l’honneur de l’envahisseur. Je sais qu’avant que la chiasse ne le tue, « Tête de Nœud » aura le temps de promulguer la mise à prix de la tête d’Acky. Je pourrais l’enduire entièrement de fantôme aux yeux aveugles, mais elle sera visible par les délateurs et les collabos, et ce n’est pas un risque à courir.
C’est cette petite futée elle-même qui a proposé la solution. Elle va aller chez une esthéticienne, amie de feue sa mère, qui va la maquiller pour la rendre méconnaissable. Elle portera une perruque pour allonger sa coiffure, assombrira sa figure avec du fond de teint, élargira ses narines avec des prothèses. J’ai un sourire triste, dire qu’elle va se maquiller tous les jours avant l’âge, mais c’est une corvée indispensable. Nous allons dans une boutique pour acheter des vêtements plus simples et plus modestes, sous l’œil perplexe de la vendeuse. Je ne suis pas riche, mais j’ai accordé à la petite une ample garde-robe.
Acky a eu le cœur un peu serré en contemplant pour la dernière fois les beaux vêtements des Sajesse. Je lui insuffle un peu d’optimisme en lui prédisant qu’elle retrouvera son rang sous peu.
— Tu es donc dans la Résistance ? J’ai vu ce que tu as fait.
— Euh… Non, je suis un franc tireur.
— Qu’est-ce que c’est qu’un franc tireur ?
— Ben c’est quelqu’un qui agit en solo, sans personne pour lui donner des ordres.
— Et tu crois qu’une seule personne pourra vaincre les envahisseurs ?
— Bien sûr que non, Acky. Il contribue à la lutte en déstabilisant l’ennemi. D’ailleurs, ses actions pourraient bien influer sur le sens de la victoire.
— Mais est-ce que ça n’irait pas des fois à l’encontre des plans des résistants ?
— Aaaah, mais c’est là qu’il faut quelqu’un avec un excellent esprit d’analyse et qui sache choisir les cibles qui ne conviennent qu’à une personne seule.
— Tu n’as pas un peu la grosse tête, par hasard ?
— Euh !?... Petite impertinente, je suis tout à fait compétent, tu as bien vu ce que j’ai fait. Il faut du courage, bien sûr, mais on doit aussi y aller au culot.
— Ouais, il faut surtout de la chance.
— Pas tellement, il faut savoir profiter des circonstances, voire les provoquer.
— Ben si tu le dis.
— Assez papoté, viens c’est l’heure de ton cours du soir.
— Au moins, tu es un bon prof, tout me semble facile.
Ma prochaine cible est la garnison de l’occupant. J’ai encore des coquillages et de la fausse chique. Le problème est qu’il ne sera pas facile de pénétrer dans le périmètre militaire avec toutes les sentinelles surarmées. Bah, demain sera un autre jour et mon esprit intuitif trouvera bien une solution. En attendant, pendant qu’Acky potasse ses leçons à la lumière de deux bougeoirs de suif, je prépare la popote du soir dans une pénombre qui ne m’incommode pas, rapport à ma nyctalopie anormale.
A suivre (fin de la première partie)
RAHAR
http://www.youtube.com/watch?v=qlDaLkKK6F0
Tags : c’est, j’ai, acky, petit, bien
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Commentaires
je crois que tu fais bien... laisser le temps aux lecteurs de prendre leur temps chez toi ! Bizzzzzzzzz jill
Cela est fort instructif et vraiment un pur bonheur de revoir les notions de base de nos cours de magie et sorcellerie. Ron a le don de rattraper les avances de ses ennemis les mauvais envahisseurs. On demeure en alerte. J'adore !
les poudres !!! Oui c'est dangereux surtout avec du feu ! Essayons de rire. Rahar nous en met plein les yeux et l'imagination avec ce récit fantastique. C'est un As unique en son genre. Bonne soirée ..
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Bonjour Lenaïg, Rahar ! Une erreur de jeunesse bien rattrapée par Ron, ouf j'ai eu peur de l'exécution sommaire ! Poudre de chiasse.... je n'aurais pu inventer mieux ! Bel après-midi à vous deux, merci ! Bizzz jill