• LE PALAIS SECRET - Rahar

    Le Palais secret Rahar - Le-Manuscrit-de-Voynich
     
     

     

     

     

      Je me fraie un chemin dans la foule des badauds et je me glisse sous la bande jaune. L’agent Humphrey Beaugars vient à ma rencontre. Je jette un coup d’œil sur le tableau. La route pavée qui monte vers l’école contourne un énorme bloc de granite lisse en passant sous un surplomb impressionnant de cinq mètres. Je sais que de l’autre côté, il y a une autre voie d’accès que les camions de livraison ou de déménagement peuvent emprunter. Le légiste me cache le corps et je me rapproche. Un gamin d’une dizaine d’années est étendu, désarticulé, le crâne fracassé auréolé d’une éclaboussure de sang.


      — Que s’est-il passé ?
      — C’est le gardien qui revenait d’une commission qui l’a trouvé, inspecteur. Il a tout de suite averti le directeur qui nous a appelé.
      — C’est un chauffard qui a fait ça ?
      — Non inspecteur, c’est impossible, on ne peut pas prendre suffisamment de vitesse… à moins que le petit ne se soit délibérément couché sur la route.
      — Que pouvez-vous me dire, doc ?
      — La thèse de la voiture ne tient pas évidemment, il n’y a aucune trace de pneu. Je dirais qu’il s’est fracassé le crâne en tombant.
      — Vous plaisantez, j’espère. Aucune chute ne pourrait faire éclater la tête comme une pastèque, à moins d’être atteint d’ostéoporose aiguë. À la rigueur, on pourrait se tordre le cou.
      — À moins de tomber de quatre ou cinq mètres de haut, la tête la première.
      Je regarde la paroi de granite dépourvue d’aspérités exploitables, puis je lève la tête, contemplant le surplomb lisse.
      — Ce gamin n’a tout de même pas fait de la varappe, doc, ricané-je.
      — À l’évidence, non. Mais s’il était tombé d’un camion, ou d’une benne ?
      — Je ne voudrais pas être désobligeant doc, mais vous n’êtes pas doué pour les enquêtes. S’il en avait été ainsi, de la poussière serait tassée du côté de la paroi, or voyez cette mince ligne, le corps vient du côté opposé.
      — Mais inspecteur, vous avez dit vous-même que le petit ne faisait pas de la varappe…
      — Je sais, je ne peux encore rien expliquer, je constate des faits, c’est tout. Allez donc faire votre autopsie, je vous verrai plus tard.


      Le gardien m’a assuré qu’il n’y a eu aucune livraison, et d’ailleurs les camions devaient emprunter l’autre voie d’accès, compte tenu du surplomb gênant. Un panneau interdisait même aux 4X4 d’accéder à cette route.
      Je ne doute pas de la compétence du légiste, mais comment le gamin a-t-il pu arriver là ? Un babouin ne pourrait pas grimper à la paroi de granite qui ne présente non plus aucune cavité. Il y a bien des fenêtres sur la façade postérieure de l’école, mais elles sont condamnées par des grilles de protection, justement pour éviter tout accident. Je vais quand même vérifier si l’une de ces grilles n’a pas été descellée. Le gamin aurait peut-être pu basculer.


      Personne n’a touché aux fenêtres et les protections sont solides. Une chute à partir de là n’expliquerait pas la position du corps SOUS le surplomb, lequel corps n’est pas une feuille de papier qui ferait des zigzags en tombant.


      En questionnant ses camarades, j’apprends que le gamin avait disparu pendant la récréation. La plupart n’ont pas remarqué son absence, mais un garçon à la mine boudeuse me dit dans un murmure confus que le petit Ephraïm faisait partie d’une bande dont lui-même était exclu. J’ai dû lui arracher mot par mot le nom des membres de cette bande. Il m’a enfin confié que la bande disparaît pendant les récréations.


      Intrigué, je questionne d’autres élèves. La plupart me confirment qu’ils ne voient jamais la plupart des membres de la bande jouer dans la cour. Par ailleurs, il est extrêmement difficile de devenir membre, personne n’est capable d’en citer les critères de sélection.


      Je passe alors à l’interrogatoire de la vingtaine de membres de cette fameuse bande. Avec un air ahuri, chacun nie l’existence d’une quelconque bande. Je n’insiste pas. Je côtoie à longueur de journée les pires malfrats, et j’ai fini par développer une sorte de sixième sens : je sais quand quelqu’un me ment, surtout quand on fuit mon regard, qu’on essaie de dissimuler quelque tremblement de la main ou qu’on balance nerveusement ses pieds.


      En revenant au commissariat, je passe à la morgue. Le légiste me confirme sa première impression : le gamin n’a pas été écrasé par une quelconque bagnole, il n’a pas été assassiné, il est simplement tombé d’une hauteur d’environ quatre mètres, à partir de la paroi de granite. Il me parodie en me disant qu’il ne s’en tient qu’aux faits scientifiques, à moi de me débrouiller pour donner une explication aux parents du petit Ephraïm.

     

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    Les élèves sont partis en vacances, même les internes. J’interroge le surveillant.

      — On m’a dit que certains élèves disparaissent pendant les récréations. Avez-vous remarqué leur absence ?
      — Écoutez inspecteur, il y a plus d’une centaine d’enfants ici, je ne les connais pas tous et je ne peux me focaliser sur aucun. Il me serait difficile de vous dire si des élèves disparaissent. D’ailleurs, pour aller où ? Dans les toilettes ? Il y a toujours un va-et-vient. Dans la remise ? Le jardinier la ferme toujours à clef et trois gamins ne pourraient y tenir.
      — Regardez quand même cette liste.
      — Non, je ne vois vraiment pas… Attendez ! Le petit Jaffar Fadey ! C’est une forte tête qui est souvent appelé chez le directeur. Turbulent comme il est, j’aurais dû le remarquer, et pourtant non. Je ne l’ai jamais vu dans les inévitables bagarres… Je suis désolé inspecteur, cela paraît assez mince.
      — Ne vous en faites pas, c’est déjà quelque chose. Il n’y a vraiment aucun endroit où des élèves pourraient se dissimuler ? Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?
      — Bah, c’est l’estrade qui sert pendant les fêtes, les photos de classe et les distributions de prix. Personne n’a le droit d’y jouer.
      — Peut-être, mais vous n’avez pas toujours les yeux dessus.
      — Et qui voudrait bien se salir en rampant dessous ?
      — Je voudrais l’examiner de près… Voyez, il n’est pas difficile de passer derrière ce panneau décoratif pour accéder au flanc de l’estrade sans être vu… Et tenez, le cache peut être facilement déplacé pour s’introduire sous l’estrade… Bon, laissez-moi passer un coup de fil… Humphrey, apportez-moi un bleu de travail… et grouillez… Mais à ma taille, évidemment… Ah, et puis une torche.
     
      Curieux, le surveillant a emprunté le bleu du jardinier et veut m’accompagner. Finalement, nous n’allons pas nous salir : une longue bande de tissu a été déroulé jusqu’au fond, sur une dizaine de mètres. Le surveillant jure abominablement, voilà où se trouve la banderole de l’école disparue depuis longtemps. L’estrade a été montée contre le bloc de granite, nous devons ramper, car la plus grande hauteur n’excède pas quatre-vingt centimètres et sur le côté s’accumulent des débris divers, des squelettes de vieux meubles, des cartons vides.


      Nous arrivons au fond, de l’autre côté ; une surface aménagée de quelques sept mètres carrés. Nous voyons quelques bouts de planche, servant peut-être de siège ; des photos de bolides, de trains, d’avions, de navires sont scotchées au plafond. Une boîte de conserve contient quelques mégots de cigarette, des papiers de bonbon et de gomme sont éparpillés un peu partout. Par terre, des signes ont été tracés à la craie. Humphrey me passe le compact qu’il a providentiellement emporté et je prends plusieurs clichés et les flashes nous aveuglent momentanément.


      En définitive, la bande se réunit sous l’estrade pour fumer en cachette et peut-être rêver. Compte tenu de l’exiguïté de l’espace, j’imagine que les membres y viennent par tour. Mais je ne trouve pas de lien avec la mort du gamin. Cependant, mon intuition me dit qu’il y en a, et je fais confiance à mon intuition qui a déjà contribué à nombre de mes succès.


      Beaucoup d’élèves sont partis en colonie de vacances et je contacte leur moniteur. Celui-ci veut bien m’aider. Il va essayer d’interroger ses ouailles sur la bande et ses secrets. Quant à moi, je vais travailler le gamin que j’ai repéré comme le meneur probable : il paraît avoir une forte personnalité, il émane de lui un certain charisme, d’après toujours mon expérience des délinquants. Il n’est pas parti en colonie, mais sa famille se prépare à aller à la mer.


      — Nous avons trouvé la cachette de ta bande sous l’estrade. Des photos, des mégots et des papiers de bonbon.
      Témoignant d’abord de la surprise, le gamin se reprend et me fixe avec un étrange regard.
      — Non, vous ne l’avez pas trouvé. Vous n’avez pas bien cherché.
      Le téléphone sonne, c’est le moniteur de la colonie de vacances.
      — Inspecteur, j’ai réussi à avoir la confiance de certains élèves. Vous n’allez pas croire ce que je vais vous raconter.
      — Dites toujours, j’ai déjà entendu tellement de choses.
      — Tous les élèves connaissent l’existence de la bande et beaucoup voudraient bien y adhérer. Comme vous le savez, il n’y a que vingt membres, aucun ne peut être remplacé que s’il démissionne ou soit renvoyé. Ce qui est extraordinaire, c’est que tous croient que la bande se rend dans un palais secret. Il paraît qu’un élève a été invité à titre exceptionnel, et c’est lui qui a répandu l’histoire.
      — Eh bien, ce n’est qu’une histoire créée par des enfants très imaginatifs. Quelques photos, quelques « sièges » en planche, un cendrier, et voilà le palais.
      — Attendez inspecteur, vous avez dit que l’espace libre sous l’estrade ne faisait pas une dizaine de mètres carrés. Comment expliquez-vous qu’une vingtaine de garçons puissent s’y tenir ?
      — Ben ils y vont par tour, probablement cinq à la fois…
      — Non inspecteur, tous sont catégoriques, la bande toute entière y va, du moins la plupart, certains peuvent être empêchés de temps à autre pour une raison ou pour une autre, mais on peut compter une quinzaine au minimum.
      — Mais c’est impossible, voyons.
      — J’ai des notions de psychologie, inspecteur. Tous les élèves ne fabulent tout de même pas. Quoiqu’il en soit, je vais continuer mon enquête, je vous tiendrai au courant.


      Je reviens à mon petit « suspect ». il se tient les bras croisés, l’air absent.
      — Dis-moi petit, comment accède-t-on au palais ?
      — Il y a une trappe qui y conduit.
      — Mais je n’ai pas vu de trappe sous l’estrade, il n’y a même pas de cavité dans le mur de roche.
      Il me jette un regard énigmatique et a un rictus.
      — C’est que vous n’avez pas bien cherché. Et puis, vous ne pourriez pas y passer, vous êtes déjà grand.
      — Parle-moi d’Ephraïm, qu’est-ce qui lui est arrivé ? Ne crains rien, on sait qu’il n’a pas été tué.
      — Vous n’allez pas me croire.
      — Dis toujours, tu n’as rien à craindre, je te répète.
      — Effie a fait l’imbécile, il a essayé une figure de hip hop de Juxx. Il a basculé par-dessus la balustrade.
      — Tu te fous de moi, quelle balustrade ?
      — Vous voyez, vous ne me croyez pas.
      — Stop ! Pause !... Bon, si je comprends bien, le palais a un balcon…
      — Non, juste une baie protégée par une balustrade.
      — Et cette baie ouvre sous le surplomb.
      — Oui, m’sieur.


      Je ne vais pas embêter le commissaire avec cette histoire à dormir debout. On va s’en tenir à une cabriole qui a mal tourné, c’est plus… rassurant, pour ne pas dire rationnel. Le petit Ephraïm a dû vouloir faire un saut périlleux et s’est cassé la gueule, point final.

     

     

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      Le moniteur m’a rappelé. D’après les dires des membres de la bande, il y a une trappe sous l’estrade, et un conduit étroit mène à une chambre assez vaste. Ils se sont bricolés des sièges et une table avec des bouts de planche. Certains ont même dit qu’il y a un hamac réservé au « chef ».


      — C’est sûrement un produit de leur fantasme. Je soupçonne même qu’ils ne se contentent pas de fumer de simples cigarettes. Il y a peut-être du haschisch dans cette histoire.
      — Je ne suis pas d’accord avec vous, inspecteur. D’abord le surveillant ne manquerait pas de sentir l’odeur de la drogue, si drogue il y avait. La description de la salle varie légèrement d’un élève à un autre, mais il y a deux constantes : le sol constitué de larges bandes irrégulières alternées de granite et de calcaire plus clair ; les tracés des plus doués en dessin sont étonnamment semblables. L’autre constante est la présence d’une baie.
      — Laissez-moi deviner. Cette baie s’ouvre sous le surplomb et il y a une balustrade.
      — C’est ça. N’est-ce pas troublant ?
      — Mais j’ai été sous l’estrade, et je n’ai vu aucune trappe, seulement le mur de granite.
      — Tout cela me dépasse inspecteur, je vous ai donné toutes les informations que j’ai pu rassembler.


      Alan Portpiès, l’historien anthropologue du labo de la police m’envoie un SMS. Le labo est de l’autre côté de la rue et je ne prends pas la peine de prendre mon veston.
      — Alors Alan, trouvé quelque chose ?
      — Salut Bob, j’ai vu les photos que tu as prises. Les figures à la craie m’ont fait tiquer.
      — Tiens donc ! Qu’y a-t-il d’intéressant sur ces graffitis de gamin ?
      — Quand j’ai vu les signes, ils m’ont paru familiers. J’ai dépoussiéré les bouquins d’anthropologie et des traités de sorcellerie médiévale, et devine ce que j’ai trouvé.
      — Ça va, je donne ma langue au chat.
      — Tu es décourageant. Enfin bref, ce sont des signes cabalistiques utilisés par une ancienne tribu du XIe siècle.
      — Très bien, alors à quoi ça sert ?
      — Les légendes sont un peu confuses, mais il paraîtrait qu’ils permettent de soustraire le chef et sa famille à une capture, en cas d’attaque ennemie. Ils créeraient une sorte de salle virtuelle dans le rocher. Enfin, ce n’est qu’une légende, mais il est tout de même curieux de voir ces signes reproduits ici. Je suppose qu’il y a tout un rite qui les accompagne, pour que ça marche.
      — Mais où diable ce petit bonhomme a pu trouver ça ?
      — Qu’est-ce que tu marmonnes ?
      — Rien, rien. Merci Alan.
      — Est-ce que ça peut t’aider ?
      — Je n’en sais fichtrement rien, mais merci quand même.


      Ce que je sais, c’est que le père de mon « meneur » est antiquaire et a une boutique de livres anciens, et je suppose que le gamin a tout loisir pour y accéder. Tout ce que je peux faire, c’est de prévenir un autre accident. J’ai eu une longue conversation avec le directeur de l’école. Il a été décidé de démanteler l’estrade et d’en acquérir une démontable qui ne serait montée qu’à l’occasion. De retour de vacances, les élèves ont grommelé : ils n’ont pas démordu, on a bouché la trappe de leur palais secret.

     

     

    Rahar

     

     

    Le Palais secret Rahar - Signe cabalistique

     

     

    Illustrations : cueillies sur Google images

    • le manuscrit de Voynich, rédigé en une langue inconnue
    • bandes de police pour scènes d'enquête
    • le palais du Facteur Cheval
    • Dessin cabalistique gravé dans la pierre.

     

     


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  • Commentaires

    1
    Samedi 4 Février 2012 à 04:39
    Marie-Louve

    AH la bonne affaire ! Je découvre ce récit juste avant que ne sonne minuit. Craignant que mon lit ne se transforme en citrouille, je me dois de sauter dedans avant que le coucou résonne ! Je me réserve ce cadeau de lecture pour mon réveil et mon café du matin. Bises et bon WE :-)).

     

    2
    Samedi 4 Février 2012 à 13:09
    Monelle

    Mais quel est donc ce palais secret ?? suspense, suspense !! non je sais bien que ce n'est pas celui du Facteur Cheval que j'ai vu plusieurs fois !!! vite la suite Rahar ! SVP !! Tu auras un bisou !!

    Bonne journée Léna  - gros bisous

                              Monelle

    3
    Samedi 4 Février 2012 à 19:58
    Marie-Louve

    Encore à la course. Je devrai revenir avec du temps pour déguster Rahar :-)). Je jouerai avec l'horoscope chinois de Caramba. Bisous ...

    4
    Dimanche 5 Février 2012 à 13:20
    jill bill

    Bonjour Rahar... Lena !  Un accident sans nul doute ! Il faut peu de chose pour mener les enfants dans un autre univers invisible des grands !  Merci vous deux ! Bizzzzz jill

    5
    Dimanche 5 Février 2012 à 17:11
    Marie-Louve

    Quelle histoire étrange ! De tout temps, les jeunes se créent un univers pour se soustraire du regard des adultes. Ils reproduisent le monde à leur manière avec des secrets " esprit de clan ". :-)) Ils sont allés faire leur cinéma sous l'estrade du grand théâtre de leur école. Géniale l'imagination et grands sont les savoirs de Rahar.

    Bon dimanche. Bises.  

    6
    Lundi 6 Février 2012 à 17:18
    Marie-Louve

    Ce matin en lisant mon journal, j'ai vu qu'une vague de froid polaire traversait les pays d'Europe. Malheureusement, plusieurs personnes auraient trouvé la mort sous ce froid insupportable oscillant entre -25 et -35 degrés cel. Pour nous au Québec, nos maisons et nos systèmes de chauffage sont constriuts pour nous protéger de ce climat, mais l'Europe n'est pas la Sibérie. J'espère que ce mauvais temps tombera au plus vite. Bonne semaine. Bisous. 

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