• LA BOUCLE SANS FIN - Par Rahar

     

    Dupont et Dupond

    Image : www.story-bd.com/tintin.htlm
    Dupont et Dupond sont-ils des jumeaux homozygotes ? Pas sûr, mais un fait est certain : ils ne se séparent jamais ...
    Clin d'oeil entre  parenthèse, car ...
    place à Rahar !
    ***

    La boucle sans fin

    - Monsieur, monsieur ! C’est épouvantable !
    - Qu’y a-t-il, Ivan ?

    - Votre fils, monsieur…

    - Enfin, voulez-vous bien parler ! Quoi, mon fils ?

    - Un accident, monsieur. Un camion a brûlé un feu rouge…

    - Et quoi, Ivan , et quoi ?

    - La berline de monsieur Sergueï a été fauchée. Lui et madame Tatiana sont mort sur le coup…

    - Mon Dieu !...

    - Mais les jumeaux sont indemnes. Leur couffin était bien arrimé.

    - Où sont-ils ?

    - A l’hôpital Saint Grégoire, monsieur. Ils ont été juste un peu secoués.

    - Préparez la limousine.

    - Et madame ?

    - Je me charge de la prévenir. Allez.


    Vladimir Karopov était la 15e fortune du pays ; sa niche était les bijoux de fantaisie et les marchandises de marque contrefaites de l’Extrême-Orient. Natacha et lui n’avaient eu qu’un fils. Vladimir espérait transférer à celui-ci les rênes de son empire dans trois ans. A la cinquantaine, il désirait lever le pied et prendre sa retraite ; sa femme aimerait bien voir du pays, elle en avait assez des vacances à l’isba, quand bien même celle-ci serait luxueuse.


    Maintenant, il fallait dire adieu à ce rêve. Natacha devait recommencer à pouponner, car il revenait naturellement à eux d’élever leurs petits-fils orphelins, et Vladimir devait rester à la barre de son industrie. La complexité et les ramifications de ses affaires étaient telles que seul un cerveau pouvait en maîtriser le mécanisme ; deux cerveaux, même jumeaux
    , ne pourraient qu’apporter la
    pagaille. Du moins, c’était le raisonnement de Vladimir.


    Le magnat décida donc de ne léguer son empire qu’à un des jumeaux. Son stratagème de sélection était des plus simple. Il fit asseoir les deux bambins au pied du mur du salon, dégagé de la table pour l’occasion, sous les yeux inquiets de Natacha, et mit son silver dollar fétiche, souvenir d’un voyage à l’étranger, au pied du mur opposé.


    - C’est simple Natacha, c’est le premier qui attrapera la pièce qui héritera de toutes mes affaires.

    - Mais c’est injuste, Vladimir. Et que deviendra l’autre ?

    - Tu sais bien mamouchka que je ne peux faire autrement. Je veillerais à ce que l’autre ait une éducation irréprochable, qu’il soit bien armé pour affronter la vie.

    - Mais tu ne peux pas attendre qu’ils soient assez grands pour connaître celui qui sera le plus apte ?

    - Ce sont des jumeaux homozygotes, Natacha. Ils ont le même cerveau, les mêmes aptitudes. Crois-moi, c’est le seul moyen… Venez les enfants, venez prendre la belle pièce.


    Les deux bébés commencèrent à ramper à quatre pattes en gazouillant vers leur grand-père. Celui-ci leur désignait la pièce brillante, les encourageant à le prendre. A mi-chemin, les bambins s’arrêtèrent
    et firent une pause, ils se regardèrent, se sourirent, puis tournèrent la tête vers leur grand-mère. Natacha eut un sourire contraint, le cœur serré ; elle jeta un regard désespéré à son mari, puis ses yeux revinrent aux bébés. A contrecœur, elle les encouragea à rejoindre Vladimir. La course reprit donc, mais à quelques mètres du but, l’un des deux accéléra soudain et s’empara avidement du silver dollar.

    - Tu as vu mamouchka ? On dirait que Boris sait bien ce qu’il veut. Il sera mon héritier.

    - Je trouve quand même que c’est monstrueux, Vladimir.

    *


    Boris et Grégori étaient des enfants éveillés et intelligents. Leur scolarité n’avait posé aucun problème, cumulant les mêmes excellentes notes (on était jumeau ou on ne l’était pas). C’était lors du choix des études supérieures que la première discussion sérieuse troubla l’harmonie de la famille Karopov. Vladimir était intraitable, Boris devait étudier l’économie et la gestion ; et en parallèle, devait suivre le droit. Les jumeaux avaient une aptitude naturelle pour les disciplines scientifiques, et Grégori prit le parti de son frère.

    En vain. Boris se plia à la volonté de son grand-père. Cependant, il finit par prendre goût à ses études, y excellant même. Son frère étudia les mathématiques et la physique.

    Vers la septantaine, Vladimir appela les jumeaux. Il leur révéla tout, le secret de ses affaires, le choix arbitraire de son héritier, l’orientation de celui-ci vers sa future destinée. Une onde glacée parcourut l’échine de Grégori ; la tristesse se mêlait au dépit, puis une rage froide le submergea. Papi devrait savoir qu’en tant que vrais jumeaux, Boris et lui avaient la même mentalité, la même tournure d’esprit, ils n’auraient jamais de divergence de vue dans la gestion de l’entreprise.


    L’onde glacée eut évidemment un écho chez Boris. Mais celui-ci l’avait associé à la surprise. Il avait considéré ce cadeau comme une compensation à son sacrifice ; il avait gardé une rancune inconsciente à l’égard de son grand-père qui avait contrarié sa vraie vocation. Ce ne fut qu’un peu plus tard qu’il prit vraiment conscience de l’injustice flagrante. Cependant, il ne put jamais raisonner Vladimir qui défendait avec opiniâtreté sa position.

    *


    Pendant cinq ans, Vladimir servit de mentor à Boris, avant que celui-ci pût maîtriser les arcanes des affaires et savoir louvoyer à la limite de la légalité, et enfin de voler de ses propres ailes. L’intelligence aiguë du jeune homme avait même permis à l’entreprise de s’étendre. Après quelques années, Boris nageait dans le luxe, voyageait partout dans le monde, vivait trop intensément pour sentir la vague pensée qui l’importunait en arrière-plan.


    Un jour, après un déjeuner d’affaire, alors qu’il rentrait seul à sa villa luxueuse, son cabriolet tomba en panne en rase campagne. Il aperçut au loin une isba et projeta d’y demander le téléphone (il n’avait pas
    de réseau). En passant par le verger, Boris surprit deux enfants. La fille donnait des roubles au garçon.


    - Qu’est ce que vous faites là, les enfants ?

    - Oh, rien m’sieur.

    - Vous partagez le fruit de vos rapines ? fit Boris, taquin.

    - Oh non, m’sieur. Voyez-vous, j’ai eu de très bonnes notes à l’école, et papa m’a donné de l’argent. Il a jugé que celles de mon frère n’étaient pas assez bonnes, alors il ne lui a rien donné. Pourtant, je sais que mon frère a fait des efforts.

    - Ma voiture est en panne, et je voudrais téléphoner chez vous.

    - Mes parents sont là, mais s’il vous plaît m’sieur, ne parlez pas de ce que vous avez vu à mon père.


    Boris repensa aux enfants. Il prit conscience du vague malaise qui le tourmentait depuis longtemps. Il avait été obnubilé par l’agréable contrepartie de ce qu’il avait considéré comme un sacrifice, et avait passé son temps à savourer sa récompense. Il n’avait plus son grand-père sur son dos et pouvait faire tout ce qu’il voulait. Dès son indépendance, il aurait dû penser à son frère. Où était Grégori ? Le remord commençait à le tarauder insidieusement
    . Il était injuste que son frère ne profitât pas du luxe et du confort dont lui, Boris, jouissait grâce à une course arbitraire au silver dollar.

    Ses études terminées (Vladimir avait tenu sa parole) avec de prestigieux diplômes en poche, Grégori avait émigré dans un pays qui lui avait proposé des émoluments largement supérieurs à ce qu’il espérait chez lui. Il fut recruté par le Centre de Recherches de Physique Appliquée sous le nom de Professeur Gregory Carropow. En ce moment, il travaillait sur une machine à remonter le temps.


    Boris mit des années à retrouver son frère qui avait coupé les ponts de dépit. Grâce à sa fortune, le jeune magnat avait embauché nombre de détectives et avait fini par le retrouver au CRPA ; celui-ci avait même changé de nom. Il avait longuement préparé ce qu’il allait dire à Grégori, réfléchi aux arguments pour ménager son amour-propre et vaincre son ressentiment. La secrétaire le faisait attendre, elle disait que le professeur Gregory était en train d’expérimenter une invention et qu’elle le préviendrait dès que l’expérience serait terminée.


    Boris patienta une demi-heure. Puis pour tromper sa nervosité, il chercha à bavarder avec la secrétaire. L’expérience présentait-elle des dangers ? Peut-être, personne ne le sait. Mais une fois, le professeur avait provoqué une explosion, qui n’avait heureusement pas fait de victime. Boris fut pris d’inquiétude ; il n’allait pas risquer de perdre son frère juste en ce moment. Il n’allait pas attendre. Il profita de ce que la secrétaire s’absenta un moment pour
    se ruer vers le laboratoire de son frère.


    - Boris ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

    - Grégori, mon cher frère…

    - Ouais, mon cher frère mon œil ! J’ai attendu des années la manifestation de ton amour fraternel, et c’est maintenant que tu te montres. Pourquoi ? Pour étaler ta réussite ?

    - Non, Grégori. Je voudrais réparer…

    - C’est un peu trop tard, tu ne penses pas Boris ? Il y a trop longtemps que la rancœur me ronge. Mais j’ai construit une machine qui va corriger tout ça. On va reprendre notre course.

    - Attend Grégori, il n’est pas trop tard, je voudrais te dire…

    Le professeur avait appuyé sur un bouton de l’imposante machine. Tout sembla vaciller, puis devenir flou. Le décor se délita et partit en lambeaux.

    *


    L’esprit de Gregory n’arrivait pas à se concentrer. Les réincarnations ne se passent pas toujours de la même façon : chaque cas est particulier. Le jumeau avait beaucoup de difficulté à rassembler ses souvenirs, le fleuve de l’oubli commence à les emporter ; mais son instinct lui disait qu’il devait se souvenir d’un fait très particulier et très important. Il était par terre, avec un autre lui-même ; la grande créature bienveillante les appelait d’une voix pressante mais agréable. Lui et son image
    rampaient sur la douce moquette. A mi-chemin, il s’arrêta, comme le fit son double ; il regarda Boris comme dans un miroir, puis l’autre grande créature en robe. Elle souriait, mais le sourire n’était pas naturel. Il n’eut pas le temps de s’inquiéter de ce sourire artificiel, là-bas, un objet brillant l’attirait. C’était çà ! Il fallait se saisir de cet objet coûte que coûte. Gregory se remit à ramper comme son double, mais il força son petit corps à accélérer.

    - Tu as vu mamouchka ? On dirait que Gregori sait bien ce qu’il veut. Il sera mon héritier.

    ...

    *
    ...

    - Tu as vu mamouchka ? On dirait que Boris sait bien ce qu’il veut. Il sera mon héritier.

    ...

    Auteur : RAHAR.

    *** 


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  • Commentaires

    1
    Samedi 30 Janvier 2010 à 15:27
    Lenaïg Boudig

    Salut à toi, Mona ! On souhaite à Rahar un prompt rétablissement de sa grippe, oui. Comme je lui ai écrit : alors, c'est à ton tour de passer à la casserole ? Nous y avons eu droit toutes les deux, nous, déjà.
    Ah la la, je voulais illustrer un peu la nouvelle de Rahar, qui n'est pas contre les p'tites illustrations, mais qu'est-ce que j'ai eu du mal ! Je voulais mettre la machine à remonter le temps du CERN en photo à la fin, mais, encombrement ou perturbations sur le blog, je ne sais, ou ailleurs dans les transmissions, je n'ai pas pu coller la photo ni mes infos à la fin de la nouvelle, cela se bloquait et il était question de lien corrompu ... Dommage, j'avais aussi en réserve une image de sablier, tout simple, j'aurais pu la glisser en indiquant que c'était la plus simple des machines à remonter le temps, mais je ne touche plus au texte maintenant.
    J'aime beaucoup ta nouvelle nouvelle, Rahar, située en Russie cette fois-ci.
    Je me trompe peut-être mais on dirait que la machine à remonter le temps est perturbée elle-même par la présence des deux jumeaux, homzygotes ne l'oublions pas (je dirais même plus "ne l'oublions pas" !) et qu'elle s'est mise à dérailler, d'où la boucle et l'histoire sans fin.

    2
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    Mona															l
    Bravo Rahar! la grippe a du bon! Passée par là je sais que mes neurones à ces moments ne fonctionnaient qu'au ralenti!

     Dure cette rivalité! l'histoire rique de se répéter ad eternam puisqu'homozygotes ils sont!
    3
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    Mona															l
    Bon en voyant le titre j'aurais du le comprendre avant...
    4
    marie-louve
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    marie-louve
    Je veux bien manifester de la sympathie à la cause de Rahar qui semble se chamailler avec une grippe, mais j'ai honte; j'avoue que si la grippe le mène à nous écrire de si amusantes nouvelles... je n'ose écrire la suite de ma pensée. Pardon! Mon narcissisme encore une fois prends le dessus. Je suis incorrigible. Un monstre insensible au malheur d'autrui. Quelle belle nouvelle à nous régaler dès le réveil. En vrai, j'ai travaillé avec deux jumeaux identiques. Marc et André. Brillants et enjoués. Étudiants, ils avaient pris un poste de travail dans une pharmacie. Jamais les propriétaires ne se sont aperçus qu'ils avaient deux employés dans un. Quand l'un travaillait à la pharmacie, l'autre étudiait, et inversément ainsi jusqu'à la fin de leurs études. On en rigolait bien ensemble. Bravo Rahar. Comme toujours, je me délecte de vos récits. Bon WE. prenez votre temps pour vous rétablir. :-)))) Biz.
    5
    rahar
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    rahar
    Coucou ! Le WE m'a un peu requinqué... surtout grâce à d'excellents médocs. Et voir des comms enthousiastes m'ont évidemment ragaillardi. Je n'en veux nullement à Marie-Louve. Cela me fait penser qu'à mes obsèques, je préfèrais que les gens dansent la rumba plutôt que de pleurer comme des madeleines.
    Je ne tombe pas facilement malade, mais quand je le suis, je ne récupère que très lentement, alors si je me sens encore nauséeux, vous pourriez peut-être encore bénéficier d'une autre fantaisie (mes films s'accumulent et je n'ai pas encore envie de louer d'autres bouquins).
    6
    marie-louve
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    marie-louve
    Prière pour Rahar :

    Klotz tout puissant, fait que le médoc de Rahar ne soit pas médiocre, mais plutôt lentemnt consciencieux afin de le guérir le plus longtemps possible ! Ainsi soit'il pour que chaque jour dans sa maladie, notre cher Rahar enfiévré nous livre son pain quotidien emballé d'heureuses nouvelles, notre sel de vie. Amen.
    Prions ensemble !
    Mais, non ! " Oh maman, j'ai mal au coeur! Vite , vite de la liqueur ! "
    Prompt rétablissement cher Rahar !  biz.. ML.
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