• Une fugue (1/3) - Dominique B. - Nouvelle

    escalier-chapelle-loretto2Une fugue

     

     

    Louis venait d'atteindre ses quatorze ans et vivait dans une petite bourgade de la banlieue bordelaise telle qu'il s'en trouvait par centaines dans les années soixante. Il végétait dans un ennui profond au parfum de nausée.

    C'était un sentiment diffus qu’il partageait avec les jeunes de son âge tel un poids trop lourd à porter. La société de consommation jaillissait au sein de ce que les économistes nommeraient plus tard "les trente glorieuses ", générant des angoisses pressenties par beaucoup et qui, malheureusement à force d'accoutumance, endormiraient la majorité de nos contemporains dans l’idolâtrie d'un

    modèle de société.

     

    Révolté, Louis fuit sa maison. Est-ce à cause d'un mal de vivre dans cette société ou seulement un problème de famille ? Sur son vélo, au milieu de la nuit, tiraillé entre la peur et l'espoir, il se demande comment il a pu en arriver là et ses souvenirs remontent à la surface :


    Il revoit cette journée bleu-gris à l'aube de ses quatre ans : le petit Louis pleure, comme beaucoup d'autres enfants un premier jour
    de maternelle. Il sort à peine du monde que déjà, les règles disciplinaires s'imposent, lourdes et brutales. Dans le nid familial, le père

    est dur, craint, patriarche ; seul le sourire de sa mère se fait rassurant, doux, mais sa maman vient rarement, car elle fait partie de ces femmes travaillant au-dehors et qui ne rentre que le soir, ou d'autres heures absentes des coeurs d'enfants. La soirée survient, réglée d'un horaire immuable : bidet à 18 heures pour la toilette, repas, devoirs et dodo après « bonne nuit les petits», l'émission phare qui introduit le journal télévisé sur la seule chaîne de télévision existant à cette époque. Au matin, l’enfant doit quitter l'univers familial pour un autre, menaçant. Les silhouettes froides des étrangers lui font peur et les rangs d'élèves ressemblent à des monstres sans

    visage. Il faut aller, pourtant...

     

    Un autre souvenir revient à l’esprit de l’adolescent. Celui de Cette maison lugubre qui est la sienne : un garage noir descendant sous la terre par une pente, un escalier qui monte vers la lumière de la cuisine et des chambres, le salon ouvert juste le dimanche et pour regarder la télé. Dehors, règne le jardin paternel dessiné à l'anglaise que protégent de grandes haies de troènes face au monde extérieur. Louis aime son père sévère, et  les pas de sa mère  qu'il attend chaque jour.  

     

    La nouvelle rentrée dans la grande école marquera de nouveau ses sa mémoire : devant ces bâtiments trop grands et des cris plus forts encore que ceux de ses débuts, le petit garçon panique et fuit, droit devant lui. Sans trop savoir comment, il se retrouve

    adossé devant la boulangerie du village :

     

    Que fais-tu là mon petit ? demande la vendeuse de brioches.

     

    — Je sais pas madame.

     

    Louis secoue la tête pour chasser ce passé qui le rattrape.Crispé sur ses pédales, dans le froid de la nuit, il pousse péniblement son vélo dans une côte raide que ses jambes d'ado n'avaient pas programmée... Au loin, il entend une chouette. « Mais qu'est-ce que je fous sur cette route ? se demande-t-il en pédalant de plus belle. 

     

    Oh ! quand elle m'avait ramené, la boulangère, je me souviens : ce jour-là, je suis revenu...» 

     

    Les évènements s'arrangèrent-ils ? Peu à peu, petit Louis devient grand et se mêle à ses camarades. Les années soixante offrent encore les bons points, tickets magiques pour mérites acquis : un merveilleux parfum enchanté dont il se souvient encore aujourd'hui,

    et que l'on a supprimé avec les nouvelles méthodes pédagogiques..

     

    Il repense avec amertume à ces fessés octroyées avec l'humiliation publique de l'estrade : à genoux devant tous...

    Le poêle à charbon fume au fond de la classe, on chante des textes niais appris par coeur pour les fêtes : « Ardis les gars vire au guindeau, good by farawel, good by farawel !»  

    Madame Allousi, sa maîtresse, a de grosses lunettes qui l'impressionnent. Dans un angle, près de la fenêtre, Louis regarde les oiseaux se posant sur le sol de la cour et qui picorent : ils sont libres. Les flaques d'eau, les plaques de verglas reflètent un ciel

    souvent nuageux, mais si beau !

     

    — 4 x 7 ? demande l’institutrice Louis, Louis ? s’impatiente-t-elle.

     

    — Heu... 28, madame.

     

    Est-ce l'air du village, le souffle de l'école ? Louis prend de l’assurance. À la " récré ", il est devenu un as au jeu des gendarmes et aux voleurs, un chef presque qui a son petit succès au point d'inquiéter le directeur.

     

    — Louis, allez, viens ! supplient ses camarades.


    No20Bullying20circle1 

    Quel plaisir d'être aimé, avoir des copains !
    Un jour, est-ce une colère ? Toute la classe s'est mobilisée pour le maîtriser et l'épisode

    fit grand bruit :

     

    — Monsieur, Madame, nous vous prions d'envoyer votre fils chez un psychologue, écrit à ses parents monsieur Bernard, chef de l'établissement. — votre fils est malade des nerfs.

     

    Et ce fut ainsi que le petit Louis visita régulièrement un salon cossu non loin du quartier Bordelais où travaillait sa mère. Porte rouge, attente et feuille de papier : regard vague au fond de dessins coloriés...

     

    — Et là, qu'as-tu voulu dessiner, Louis ?

     

    Que répondre à cet étranger qui semblait attendre sa réponse avec intérêt ? Aurait-il découvert que ce petit garçon puisait un air de liberté en se défoulant hors de chez lui, ce havre de paix étouffant pour ses rêves ? Pourtant, Louis n'est pas fils unique, il vit avec un frère plus jeune et Marie, son aînée de deux ans ; mais ils ne s'entendent guère : elle, explosive et rebelle et Patrick, le cadet, possédant davantage de points communs avec leur paternel, dont il saura tirer des avantages.


    A suivre

    Auteur : Dominique


    ***

    Images :

    *L'étrange escalier de la chapelle de Santa Fé
    marc-chartier.blogspot.com
    Pas de rapport (direct) avec ta nouvelle, Dominique, mais merci de m'avoir fait connaître cet escalier mystérieux, qui ouvre sur la quatrième dimension, ou sur ... le divin ... La question reste posée.

    *"Bullying" : persécution (à l'école) : panneau d'interdiction aux coups, rumeurs, commérages, insultes et mauvais traitements.
    réf. i240.photobucket.com/albums/ff119/njohnson092 ...
    page teendiaries.com/...
    ***

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 4 Mars 2010 à 17:36
    Lenaïg Boudig

    J'aurais souhaité ne pas être la première à mettre un commentaire, Dominique, mais je craque car je trouve ta nouvelle très jolie (sans donner un sens mièvre du tout au mot) et moi, je peux déjà l'apprécier en entier ! Bises

    2
    Samedi 6 Mars 2010 à 09:19
    Lenaïg Boudig

    Dominique : la "fugue" de Louis se poursuit ... J'espère qu'il ne sera pas encore plus perdu dans la communauté Croqueurs de mots ! Au contraire ...
    En bref, j'ai changé la programmation de ta nouvelle.

    3
    dominique
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:57
    dominique
    Merci Léna. C'est gentil.
    4
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:57
    Mona															l
    A la découverte d'un grand  anxieux... me trompé-je? je détestais les tables de multiplication! Mais réciter des poèmes de José Maria de Hérédia, Victor Hugo, chanter même face à la classe, j'adorais!
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