• Une enquête du commissaire Rizzoli - Chapitre 13-1 - Denis Costa

    Denis Costa - Photo 18

     

     

     

     

    Rizzoli avait besoin de solitude. C'était pour lui une exigence que de s'isoler, lorsque la situation l'exigeait, pour réfléchir, faire le point sur les affaires en cours, ou simplement récupérer l'énergie perdue. Il se murmurait alors à lui-même des phrases furtives, tout en marchant, en pédalant, ou bien en s'exposant au soleil sur l'une des pelouses ombragées du lac de Caldaro qu'il affectionnait tant, un havre de paix, tranquille et bucolique, proche de sa ville de Bolzano. Il croisait parfois des passants, amusés, voire interloqués, qui se retournaient derrière son dos, le prenant sans doute pour un fou, un illuminé, ou au mieux, pour un Archimède du vingt-et-unième siècle, bien qu'il n'était jamais arrivé au commissaire de crier eurêka! en courant nu dans les rues de la ville... Rizzoli de toute façon s'en moquait. Ce matin-là, il se rendit à pied, en éclaireur à la Stube Ca' de Bezzi, seul avec lui-même. Un rendez-vous incontournable quand il se savait à la croisée des chemins, à la veille de décisions importantes. Ne souhaitant pas contacter ses deux collègues sur leur portable, sa secrétaire, la signorina Silvana, avait reçu la consigne de le prévenir dès leur retour de Lana.

     

    Le commissaire avait l'intime conviction que l'auteur de l'homicide était le prêtre qui était venu le matin même, se faire connaître à lui. Mais dans quel but avait-il franchi le portail de la questura? Etait-il réellement l'émissaire de la famille Innerhofer, comme il le prétendait? … Rizzoli n'avait pas souhaité partager son intime conviction à ses inspecteurs, pour préserver une certaine objectivité de l'enquête. Il conserva une certaine prudence, d'autant plus qu'aucun début de preuve ne venait étayer ses certitudes, pas plus d'ailleurs que de mobiles possibles, que le commissaire s'efforçait néanmoins d'imaginer, non sans un réel effroi. Plus que jamais, il fallait reconstituer les pièces d'un puzzle, sachant qu'il ne possédait, à l'instant précis, aucune des pièces nécessaires pour alimenter le jeu. Rizzoli se demanda si sa méfiance vis-à-vis de la religion et de ses serviteurs ne l'aveuglait pas exagérément, au point de l'acculer au fond d'une impasse. Tout comme l'addiction à l'alcool peut confisquer au buveur invétéré sa capacité de jugement, l'anticléricalisme dont il faisait preuve, pourrait bien lui jouer de sales tours!

    Le simple fait d'envisager qu'un représentant d'un culte, quel qu'il soit, puisse retirer la vie à son prochain, était déjà terrible en soi... et plus que tout, l'idée n'était pas même concevable! Il s'étonna rétrospectivement, de la réaction flegmatique de ses inspecteurs, croyants et sans doute pratiquants, à l'idée qu'un ecclésiastique puisse être soupçonné de meurtre. Les deux hommes pourtant, semblaient l'avoir admis le matin même, sans avoir émis de protestations particulières. Mais c'est vrai que l'on en apprenait de belles, en ce moment, dans la sphère cléricale! se dit-il.

     

    Le commissaire traversa sur son flanc droit la piazza Walther, et se dirigea, d'un bon pas, vers la via dei Bottai. C'est l'une des artères principales du vieux Bolzano qui raccorde entre elles, les plus anciennes ruelles de la ville, dont les façades décorées de fresques épiques ou religieuses, transportent les badauds plusieurs siècles en arrière. Rizzoli appréciait cette rue piétonne, bruyante et animée, bordée aujourd'hui d'élégantes boutiques, mais qui, jadis, au Moyen-âge, procurait ripaille et repos aux marchands du Nord qui rejoignaient la Sérénissime, embarqués dans leurs lourdes charrettes tirées par des chevaux. Les arômes de Speck aux nuances de genièvre, mêlés à celui du chou noyé dans sa saumure, sorti de l'une de ces nombreuses lucarnes de cuisine, s'accordaient avec une incomparable authenticité, au bouquet salé des bretzels dorés, livrés encore fumants aux restaurateurs de la rue. Une rafale de vent, plus fraîche que l'air, fit chuter deux verres qui roulèrent sur une table de terrasse, avant de se briser en petits morceaux sur le macadam. Scheisse! s'écria, le sourire aux lèvres, un serveur qui accourut aussitôt, pour constater la casse. C'était le seul incident significatif que releva le commissaire, avant de déboucher via Andreas Hofer, à l'approche du restaurant où, sans doute, l'attendait déjà la Frau Gruber.

     

    Rizzoli retrouva la femme médecin à hauteur de l'enseigne blanche en fer forgé, solidement amarrée à la façade arrondie de la Stube Ca' de Bezzi. C'était une décoration esthétique, noyée dans les feuillages, qui figurait un broc à bec évasé, dont le commissaire s'était toujours demandé s'il était à bière, à vin, ou à lait. Il ne lui était pas venu à l'esprit de chercher la réponse auprès d'Anna Gruber, pourtant native de Bolzano, une passionnée de sa ville, aux connaissances étendues. Il remarqua simplement qu'elle tenait fermement une serviette en cuir noir, tout en tirant sur sa cigarette avec détermination, comme si elle souhaitait accélérer la décomposition des dernières fibres de tabac incandescent. Un signe qui lui fit penser qu'elle l'avait repéré de loin, bien avant qu'il ne l'aperçoive lui-même.

     

    - Commissaire, ne blâmez surtout pas ma dépendance à la cigarette, comme le fait chaque matin mon mari bien trop prévenant à mon égard! s'exclama la légiste, en s'approchant du policier, je ne le mérite pas...

     

    La remarque, sous forme de supplique de Frau Gruber, déconcerta le commissaire, car il n'avait pas même ouvert la bouche. Il n'en avait pas moins songé avec conviction, que les médecins, décidément n'étaient pas crédibles. Si ces gens de science narguaient la mort en fumant, comment pouvaient-ils convaincre leurs patients de se soigner, avec toute la force de persuasion nécessaire?

     

    - Je ne doute pas que vous puissiez lire dans les pensées, docteur, s'amusa-t-il, je ferai attention la prochaine fois à ne pas extérioriser mes réflexions intérieures... Excusez mon léger retard, nous avons eu une matinée fort chargée... J'ai réservé une table par téléphone, mes collègues ne devraient pas tarder, ils m'ont envoyé un SMS, il y a quelques instants.

     

    Il était midi vingt, et les salles faisaient déjà le plein. Des rires fusaient de tous côtés, les chopes de bozner Bier voyageaient sur leurs plateaux avec agilité, malgré la grande bousculade, des grappes humaines vinrent s'agglutiner autour du bar, en braillant le dialecte tyrolien, ce qui fit renoncer le commissaire à sa première intention, celle d'y commander un apéritif, en attendant les inspecteurs. Les deux convives emboîtèrent donc le pas à un serveur qui les dirigea à l'étage, dans un renfoncement tranquille du restaurant, là où la façade forme au dehors, un balcon hexagonal en angle, caractéristique de bien des édifices de la vieille ville. Rizzoli s'assit à côté de la légiste sur une banquette de coin en bois, et non en face d'elle, pour éviter une position de confrontation. Cela lui sembla plus amicale comme disposition de table, ils auraient ainsi les deux inspecteurs en-vis-à-vis, assis sur des chaises.

    Anna Gruber sourit au commissaire, et sans tarder, elle déballa de sa sacoche, le rapport d'autopsie accompagné de divers clichés qui s'étalèrent sur la table.

     

    - Vous voyez, commissaire, j'ai tout emmené avec moi, afin de vous commenter les observations que j'ai notées là-dedans, dit-elle en entrouvrant le rapport.

     

    ***

     

    Eurêka!: j'ai trouvé (en grec)

    Stube: salle, salon (en allemand). Par extension, local recouvert de bois, du sol au plafond, meublé de façon rustique, typique des régions alpines et allemandes.

    Scheisse!: interjection, merde! (en allemand).

     

     

    ***

     

     

    A suivre

     

     

    Denis Costa,

    Texte et photo

     

     


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  • Commentaires

    1
    Dimanche 3 Juillet 2011 à 00:06
    Lenaïg Boudig

    Bonsoir Denis. Désolée pour l'inversion des parties de ce chapitre. Monelle et Jill ont déjà lu la deuxième et commenté, je leur demande de bien vouloir m'excuser. J'ai remis de l'ordre, la deuxième partie est remise à demain ! Ici, nous avons les couleurs, les parfums, les odeurs du vieux Bolzano en même temps que les cogitations du commissaire et les retrouvailles avec Anna Gruber, très visuelles comme dans un film. Merci pour ta compréhension, bises !

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    2
    Dimanche 3 Juillet 2011 à 07:22
    jill-bill.over-blog.

    Bonjour vous deux !  Je n'osais faire la remarque et j'ai lu ce chapitre ma foi...  Oui ici une page où j'apprend entre autres la signification du mot scheisse !   Bon dimanche Lenaïg et Denis, bizzzzzzzzzzzz 

    3
    Dimanche 3 Juillet 2011 à 07:25
    Monelle

    Tu es pardonnée d'avoir inversé d'autant que la suite ne révèle rien d'important pour le moment mis à part les gants de cuir ! ne t'inquiète pas personne n'est infaillible !

    Que cela ne t'empêche pas de passe un bon dimanche - gros bisous

    4
    denis
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:43
    denis

    Oui Lena, tu as raison, le roman se gonfle peu à peu, lentement, comme les ruisseaux qui font les grandes rivières. La vérité ne peut s'imposer qu'en méditant sur le sujet, à son rythme (c'est pas du Derrick, tout de même...). Excellent dimanche à tous!

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