• Une enquête du commissaire Rizzoli - Chapitre 11 - Denis Costa

    Denis Costa - Photo 16

     

     

     

     

    Rizzoli ne put s'empêcher de respirer un grand coup avant de prier son adjoint de faire entrer le prêtre. Après la surprise de se voir demander par un ecclésiastique, lui qui ne fréquente les églises que pour les splendeurs qu'elles recèlent, le commissaire sursauta à l'énoncé de son identité. Don Roberto Moser était un nom qui lui était familier, un nom qui en tout cas lui était resté en mémoire.
    La porte de son bureau, bientôt s'entrouvrit pour laisser passer un homme, dont la stature et l'aspect physique de façon générale, ne correspondaient pas tout à fait à l'image que le commissaire se faisait des prêtres. Le prélat quadragénaire avait fière allure. Il semblait alerte et se tenait droit, ce qui le faisait paraître sans doute plus grand qu'il ne l'était réellement. Il n'avait pas encore la chevelure grisonnante, hormis quelques reflets ici ou là, isolés dans une crinière brune. Rizzoli se rappela la réflexion que lui faisait régulièrement Alice à propos des curés: vu la p'tite vie tranquille qu'ils mènent dans leurs paroisses, sans femme ni enfants, et donc sans réel pr   oblème, c'est une profession à centenaires!
    L'ecclésiastique était vêtu d'un costume simple, sans signe religieux apparent, si ce n'était une croix en bois d'olivier qui pendait autour du cou. Rizzoli s'interrogea sur les raisons qui le poussaient à le solliciter, juste ce matin-là, sans avoir pris le soin de prendre rendez-vous.

    - Asseyez-vous, mon père, je suis le commissaire Rizzoli de la police criminelle, vous avez demandé à me voir personnellement?

    - Eh bien oui... Naturellement, je sais qui vous êtes, répondit le prélat, d'une voix douce. Vous êtes le responsable de l'enquête qui doit aboutir à l'arrestation de l'assassin de Lisa, la jeune Innerhofer.

    Rizzoli remarqua le timbre étonnamment suave de sa voix, et il se dit qu'il cadrait mal avec le physique plutôt viril du personnage, accentué par un visage carré, taillé à la serpe. Le commissaire l'aurait volontiers rangé, selon des critères bien personnels, parmi les gens hautains, voire dédaigneux, d'avantage que parmi les gens plaisants, dont on souhaiterait gagner la sympathie. Mais Rizzoli regretta aussitôt son jugement hâtif, suscité avant tout par un anticléricalisme latent, plus que par une analyse objective de la personnalité réelle de son interlocuteur.

    - Et vous-même? …

    - Excusez-moi, commissaire, j'aurais dû commencer par là, en effet. Je suis le padre Moser.

    Rizzoli tenta en vain de déceler la communauté d'appartenance du prélat. Ses intonations, sans être neutres, oscillaient entre le germanique et l'accent typique des hautes vallées du Trentin. L'homme d'église étant, semble-t-il, un proche de la maison Innerhofer, le commissaire opta pour une origine sud-tyrolienne, mais pour s'en assurer, il lui proposa en s'adressant à lui dans la langue de Goethe:

    - Dois-je continuer en italien, ou préférez-vous vous entretenir avec moi en allemand?

    - C'est égal, répondit le père Moser, conciliant, je suis originaire de la vallée des Mochènes dans le Trentin, voyez-vous... poursuivons donc en italien.

    - Bien, mon père, continua Rizzoli, plus que jamais intrigué par le personnage qu'il avait en face de lui. Pardonnez mon intérêt pour les précisions... c'est mon métier qui veut cela... vous êtes bien Don Roberto Moser?

    Le prélat esquissa un léger sourire à l'énoncé de son prénom, prononcé par le commissaire dans un mode ostensiblement appuyé.

    - Les Moser sont très nombreux dans la région et je comprends parfaitement que vous souhaitiez des précisions. Oui, je suis Don Roberto Moser. Mais vous semblez me connaître, commissaire, je me trompe ?

    - Votre nom et surtout vos démêlés avec la justice africaine, alors que vous serviez là-bas, me sont connus, en effet. C'était il y a cinq ou six ans, en république de Djibouti, n'est-ce pas?

    Le prêtre retint son souffle un moment. Le commissaire reconnut cette respiration caractéristique, qu'il avait si souvent perçu pendant ses interrogatoires, lorsqu'il assénait aux prévenus, une vérité à laquelle ils ne s'attendaient pas. Don Moser resta silencieux, laissant libre cours à l'exposé du commissaire, qui poursuivit sa démarche déstabilisatrice.

    - Affaire de prostitution avec des mineures, liée plus ou moins au décès suspect du juge Morrel, ce magistrat français qui se serait immolé par le feu... Vous avez été incarcéré quelques années dans l'une des plus terribles prisons d'Afrique, celle de Gabode, avant d'être libéré... sur pression des autorités vaticanes...

    Le prélat prit une profonde inspiration, comme s'il venait de recevoir un coup. Puis il sortit de sa poche un large mouchoir blanc, qu'il déplia, et avec lequel il s'épongea le front, avant de le faire circuler nerveusement d'une main à l'autre. Il fixa Rizzoli droit dans les yeux pour répondre, et il énonça d'un ton qui se voulait convaincant.

    - Libéré, faute de preuve, voyez-vous, commissaire. Les autorités du pays se sont servies de moi pour mettre en cause les militaires français en poste là-bas. C'était une machination, simplement une machination... Mais, comment est-il possible que...

    -  Je lis la presse comme tout le monde, padre... une page intérieure vous avait été consacrée à l'époque, sur Alto Adige, il me semble.

    En réalité, l'affaire n'avait pas fait grand bruit dans la région. Le prélat avait bénéficié de la clémence des journalistes qui avaient surtout fustigé dans leurs colonnes, la justice corrompue des pays africains. Peu de gens en vérité devaient se souvenir de cet événement. Rizzoli en revanche, en avait une notion plus nette, grâce aux nombreux éclaircissements que lui avait apporté son beau-frère, Jean-Michel, officier de marine, affecté à Djibouti lorsque l'affaire éclata. Le commissaire s'était bien gardé de dévoiler à Don Moser, le caractère avant tout familial de ses sources. Encore abasourdi par le flot d'informations, dont il ne soupçonnait pas un instant qu'un commissaire d'ici puisse en avoir eu connaissance, l'ecclésiastique finit par se dévoiler peu à peu.

    - Voyez-vous, commissaire, là-bas en Afrique, tout est différent... Je ne sais pas comment vous expliquer... La vie, la mort, l'existence quotidienne, il ne faut pas concevoir ces notions avec un regard occidental... C'est la survie dans ces pays!

    - Padre, dois-je comprendre que vous justifiez des manquements à la loi, par la simple différence de conception des modes de vie ou de pensée des uns en fonction des autres?

    - Mais il n'y a pas de loi là-bas, commissaire! De toute manière, je ne crois pas que les gens d'ici, avec leurs règles, leur police, leurs biens matériels, des gens qui vivent dans le luxe et la tranquillité, aient la moindre idée de ce que c'est de vivre sans aucune loi, voyez-vous?

    - La loi est une chose, mais la morale en est une autre, padre. N'est-elle pas universelle la vôtre, celle que nous enseignent les évangiles?

    Le prélat resta quelques instants silencieux, avant de hausser les épaules:

    - Il arrive parfois, en effet, que la foi soulève des montagnes...

    - Favoriser la prostitution de mineures est condamnée par l'église, ici comme là-bas, n'est-ce pas? poursuivit Rizzoli. Car il s'agissait bien de cela, padre?

    Le prêtre parut décontenancé par les questions abruptes du commissaire, puis il eut un sourire presque gêné et il finit par concéder.

    - Oui, commissaire, et je l'ai moi-même toujours condamné, même à Djibouti qui n'est qu'une ville de garnison propice au péché de chair... Mais, voyez-vous, la ville attire les plus belles filles de l'Éthiopie et de la Somalie voisines, des pays indigents... et ces filles-là font vivre des familles entières avec ce que rapporte la prostitution...  

    - C'est ce que voulait dénoncer le juge Morrel, en poste auprès des autorités du pays... avant d'en avoir été empêché par un simulacre de suicide qui arrangeait tout le monde... précisa le commissaire. Mais quel était votre rôle exact dans tout ça? 

    - C'est difficile d'en parler, encore aujourd'hui, voyez-vous... La justice djiboutienne m'avait accusé d'encourager l'entrée dans le pays, de jeunes réfugiées, par le biais de l'école que je dirigeais... et pourtant... c'était juste pour leur apporter un semblant d'éducation à toutes ces filles analphabètes qui fuyaient la misère... et avec la bénédiction du diocèse! précisa le prêtre, en remuant énergiquement ses deux bras.

    - J'ignorais que les pays déshérités avaient également leur Lampedusa... Le problème de l'accueil des réfugiés n'est donc pas l'apanage des pays riches, et il y a toujours plus pauvre que soi... Oui, mais en la circonstance, padre, c'était des filles mineures! s'exclama Rizzoli, des pauvres filles qui peaufinèrent leur éducation dans les bordels de la ville...

    - Vous défendez les thèses de la justice djiboutienne, commissaire, c'est pas correct, je suis sorti blanchi de cet enfer... Et puis, comment faire la différence entre jeunes filles mineures et majeures? personne n'a de papiers en règle dans ces pays-là... On m'a fait porter le chapeau, commissaire, soyez-en persuadé!

    Rizzoli n'enquêtait pas sur les ennuis qu'avait connu Don Moser en Afrique, c'est pourquoi il décida bientôt de tourner la page. Il imagina cependant, avec intérêt, le rapprochement qui pourrait s'établir entre le passé sulfureux du prélat et le présent qui le remettait en scène, comme invité mystère dans l'affaire dont il s'occupait.

    - Je suppose padre, que vous n'êtes pas venu me voir pour me parler du passé?

    - Non, commissaire, je viens pour le compte de l'une de mes paroissiennes, répondit le prêtre, mais il se corrigea. Enfin... si j'avais une paroisse, s'entend, ce qui n'est pas le cas. En temps normal, je fais des visites aux malades dans les hôpitaux de la province... C'est d'ailleurs comme ça que j'ai connu Frau Sabine Innerhofer, la maman de Lisa. Elle a été hospitalisée l'année dernière à l'hôpital public de Merano, oh, pas très longtemps... Depuis... nous sommes en confiance, et je suis devenu un peu le confident de la famille, voyez-vous... Don Moser s'interrompit quelques secondes, le temps de ranger son mouchoir désormais tout fripé, dans l'une de ses poches de pantalon.

    - Poursuivez, padre, je vous en prie...

    - Je ne vous apprendrais rien en disant que les parents Innerhofer sont anéantis par la perte de leur fille... leur fille unique... Ce qu'ils souhaiteraient, c'est récupérer au plus vite le corps de leur fille, pour l'enterrement, voyez-vous... Le plus tôt possible les consolerait grandement...

    - Le devenir du corps de le petite n'est pas de ma responsabilité, padre, ni même celle de mes chefs, il faudrait vous adresser au procureur.

    - Je sais commissaire, nous avons déjà fait la démarche auprès de la justice... mais, comme  responsable de l'enquête, en tant que policier, vous pourriez peut-être... intervenir pour accélérer le retour du corps, voyez-vous...

    Le commissaire se demanda soudain si la requête du prêtre à son égard, émanait réellement de la famille Innerhofer, ou si elle relevait en fait, d'une initiative personnelle. Ce point serait vérifié, évidemment, comme bien d'autres sur ce Don Roberto Moser, pour lequel le commissaire choisit voyez-vous, comme identification à porter sur son carnet à spirales. Rizzoli n'avait nulle envie de hâter la remise du corps à la famille, un corps qui n'avait pas encore tout livré. Mais il se montra faussement accommodant à l'égard de l'homme d'église.

    - Je vous promets d'essayer, padre, mais je ne vous garantis rien, l'enquête est loin d'être bouclée, il nous manque encore pas mal d'éléments... et puis, le rapport complet de la médecin légiste ne nous a toujours pas été remis.

    - Votre enquête, commissaire, semblait bien progresser pourtant... Mais, il semble que vous ne soyez plus vraiment sûr pour le jeune Matteo... c'est ce que disent les journaux, en tout cas... vous avez des éléments nouveaux qui disculpent le garçon?

    - Qu'est-ce qui vous inquiète, padre? … nous ne sommes pas parvenus au bout de nos investigations, voilà tout... je ne puis rien ajouter de plus... 

    - Je m'étonnais simplement, il y a tant de charges contre ce garçon... il ne faut pas se détourner des sentiers rectilignes, voyez-vous...

    Rizzoli fut surpris par l'insistance de son interlocuteur. Après quelques années à étudier les crimes et à observer le quotidien, sa capacité à faire instinctivement confiance s'était émoussée. Mieux, elle avait virée en une méfiance tout aussi instinctive envers tout un chacun, tel ce prélat qui se présentait à lui, en ce début de matinée... Le commissaire s'efforça de rester calme, tout en manifestant sa fermeté.

    - Contentez-vous de soigner les âmes, padre, pendant que moi, je m'en tiens à la réalité des choses et des faits. Bien que mon adjoint, l'inspecteur-chef Farina vous ait déjà croisé chez les Innerhofer, je ne vous avais pas répertorié jusque-là parmi les proches de la famille. Désormais, comme tous les protagonistes de cette affaire, je vous demanderais de bien vouloir rester à la disposition de la police, et de ne pas quitter la région sans en avoir préalablement avisé mes services!

    ***

     

    Padre: mon père.
    Lampedusa: petite île italienne, au large de la Tunisie, où les réfugiés des pays pauvres d'Afrique arrivent depuis plusieurs années par vagues successives.
    Frau: madame (en allemand).

     

    ***

     

    Denis Costa,

    Texte et  photo

     

     

     


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  • Commentaires

    1
    Mardi 28 Juin 2011 à 10:31
    Lenaïg Boudig

    Oh la ! On est entraîné loin, dans ce chapitre ! A Djibouti ! Et mon cousin breton de fiction qui apporte, du coup, sa contribution à l'enquête, sans même le savoir encore d'ailleurs, par ce qu'il a révélé au commissaire Rizzoli à propos de ce père jésuite (je pense). Mystérieux personnage au parfum de soufre de par son rôle mystérieux dans un trafic de Djibouti, même s'il a été blanchi ! Pourtant, il se présente de lui-même au commissariat (pour cela, je lui accorde une certaine crédibilité et peut-être une certaine confiance aussi, à tort ou à raison, l'avenir nous l'apprendra !). Super, Denis !

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    2
    Mardi 28 Juin 2011 à 10:38
    Monelle

    Et bé ! me parait pas très clair ce Padre ! un peu pressé de voir le dossier "classé sans suite" !!

    3
    Mardi 28 Juin 2011 à 20:10
    jill-bill.over-blog.

    Rizzoli  a raison, soyons prudent avec ce fameux padre qui réclame le corps au nom des parents... Merci Denis, bonne soirée Lenaïg, je ne sais tjs pas sur qui jeter mes soupçons.... Bizzzzzz

    4
    Mercredi 29 Juin 2011 à 22:50
    Marie Louve

    Pas clair du tout ce padre don Jose ! Il cherche à protéger la famille de Lisa ? ça, je crois bien que c'est son intention. La mère de Lisa a dû faire un peu de folie ? Le père de Lisa, qu'a-t'il fait`? Toujours pas certaine que Matteo était le père du bébé. C'est super trippant ce polar , ami Denis ! C'est bien dans la maison des gros prieux que les plus gros péchés sont commis. Sinon, pourquoi prier et demander pardon ? Bizs.

    5
    Mona de plumes au v
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:43
    Mona  de plumes au v

    Eh bien quel personnage! Djibouti... Ma nièce Gaëtane qui vit a Mayotte pour la seconde année consécutive, y a passé un an. Je confirme donc ce que dit le padre. près de l'école, un orphelinat. Beaucoup, trop de bébés abandonnés. Les instituteurs vont aider les femmes parfois. Des enfants sont attachés pour éviter les chutes ils réclament de l'attention, des calins. Ma nièce s'attache à une fillette de 5 ans abandonnée par sa mère de 16 ans  prostituée. Elle a peur d'être reprise par sa mère. Ici elle mange. Toujours la même bouillie mais elle n'a pas faim. Huit mois plus tard la mère revient. Impossible de l'empêcher de repartir avec sa fille qui hurle, se débat. Elle a le sida et veut que sa fille fasse les corvées pour elle, ainsi que lui apprendre le seul métier qu'elle connait: la prostitution. La loi était pour la mère.

    6
    Denis
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:43
    Denis

    Eh oui, Mona, je connais très bien cet orphelinat, ma femme et moi y allions de temps en temps pour aider les soeurs. C'est vrai qu'on a envie de les adopter tous ces petits très attachants! "Mon" prêtre à moi ne s'occupe pas des orphelinats mais aurait facilité directement ou indirectement la prostitution, sous couvert d'une école qui accueillait des réfugiées mineures d'Ethiopie et d'ailleurs. Là, c'est pure fiction, (quoique...). Bises.

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