• UNE CHANCE SUR UN MILLIARD - RAHAR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La petite fille au ballon rouge, oeuvre de Banksy

     

    La société Fissié & Tcherno était une entreprise de démolition. En fait, cette société avait tout l’aspect d’une entreprise familiale : deux enfants d’Arthur Fissié – que tout le monde sans distinction appelait Artie – et deux autres de William Tcherno – dit familièrement Bill – étaient entrés dans la boîte après leur ingéniorat. Il y avait bien sûr d’autres techniciens et des employés administratifs, mais juste le minimum indispensable pour rentabiliser l’entreprise.

    Arthur et William se complétaient parfaitement. Le premier prospectait et se battait dans les appels d’offre, bref il était l’homme d’affaire du tandem ; le second s’occupait de l’organisation et de la logistique, appuyé par les enfants. Il se chargeait également de la formation des nouveaux entre deux
    « boulots ».

    Ce jour-là, Arthur était parti assister au dépouillement de l’appel d’offre pour la démolition d’une HLM vétuste. Bill en profita pour organiser une séance de formation pour les employés, tandis que les enfants s’occupaient des préparatifs, au cas où ils décrocheraient le marché.

    « … Souvenez-vous : toujours être méticuleux quand il est question de sécurité. Ne vous laissez surtout pas aller à la routine, ça peut être mortel.

    — Mais m’sieur Bill, chaque démolition est pratiquement unique, comment une routine pourrait-elle s’installer ?

    — Ce que je veux dire, c’est que rien ne va de soi. Mieux vaut prendre son temps pour vérifier tout, surtout tous les recoins imaginables dans le cas d’un immeuble. Voilà pourquoi il est préférable de subir un retard de l’opération que de faire face à une tragédie… Je vais vous raconter la mésaventure d’un « démolisseur ». Cela s’est passé il y a une vingtaine d’années.

    — Mais m’sieur, la technologie a évolué depuis.

    — Ce n’est pas la technologie qui nous intéresse dans ce cas. Quoiqu’on ait essayé d’automatiser l’opération avec des minuteurs, et les talkies n’étaient pas aussi performants comme aujourd’hui

    ***

    Barnaby n’avait pas la trentaine. Il avait encore l’enthousiasme et le dynamisme de la jeunesse. Il était obnubilé par la renommée et l’argent. Son associé Mark, plus pondéré, tentait toujours de tempérer sa fougue et sa précipitation, la démolition était un métier assez dangereux.

    Au début, chacun se mettait à la recherche de marchés. Dans le cas où ils en trouvaient simultanément, ils choisissaient la plus rentable, ils ne pouvaient pas s’éparpiller : l’étude et la préparation prenaient du temps et les deux associés étaient consciencieux. Mark se rendait bien compte que son associé était frustré, il était atteint par l’appât du gain.

    Barnaby se mit alors à prendre des risques. Il persuada Marc d’accepter des marchés rapprochés. Il était un excellent ingénieur et un artificier expérimenté, mais sa soif d’honneur et de fortune ne suffisait pas à maîtriser le temps. Et pour gagner du temps, pour pouvoir honorer à temps l’autre marché, il décida de rogner sur tous les délais de sécurité. La seule précaution qu’il s’efforçait de respecter était la vérification minutieuse des cordons Bickford : la honte, si un seul faisait long feu. Évidemment, dès qu’ils étaient allumés, on ne pouvait plus les arrêter, ce n’était pas comme de nos jours où les explosions étaient déclenchées électriquement.

    Une fois, Mark avait décroché un vieil immeuble de plusieurs étages, mais Barnaby trouva aussi un vieux pont à démolir. Ce dernier était évidemment le plus facile, mais c’était l’immeuble qui devait être détruit en premier, selon les calendriers fixés.

    La commune avait procédé à l’expulsion des squatters qui étaient assez nombreux, malgré l’insalubrité du bâtiment. Certaines parties tombaient d’ailleurs déjà en ruine et des murs lézardés menaçaient de tomber d’eux-mêmes. Mais l’on sait bien que parmi les squatters, beaucoup étaient des drogués, et il y avait des enfants, la plupart élevés dans le dénuement et la rudesse des conditions de l’immeuble. Beaucoup étaient devenus farouches et précocement indépendants. Certains petits explorateurs finissaient par connaître par cœur les moindres recoins du bâtiment, au mépris des dangers que pouvait recéler un édifice branlant.

    Tandis que Mark plaçait les charges, Barnaby devait effectuer une dernière vérification de tous les étages de l’immeuble, des fois que quelque malade ou personne âgée eût été oublié. Mais il le faisait sans grande conviction : jusque-là, l’entreprise n’avait eu affaire qu’à des bâtiments déjà vides depuis longtemps. Mark réunit les cordons au rez-de-chaussée et déroula le cordeau principal jusqu’à la sortie. Quelques vandales avaient percé les plafonds sur plusieurs étages et Mark en avait profité pour y faire passer des cordons, gagnant ainsi plusieurs mètres à économiser.

    Les deux associés regagnèrent leur abri à plusieurs dizaines de mètres du bâtiment, derrière les cordons de sécurité. Mark mit le feu à la mèche et Barnaby observa l’immeuble, toujours fasciné par le spectacle d’une démolition. Il jetait de temps en temps un regard à sa montre : le vieux pont les attendait.

    Un mouvement furtif au premier étage attira son attention. Ses courts cheveux se hérissèrent : malgré la distance, il n’avait aucun doute, il y avait un enfant dans l’immeuble censément vide. Il s’était certainement trouvé une bonne cachette. Mais Barnaby ne pouvait nier sa responsabilité, bonne cachette ou non, il n’avait pas été consciencieux.

    Sans réfléchir, il se rua vers l’immeuble, n’entendant pas les cris de Mark et des spectateurs. Le cordon grésillant ne pouvait pas être éteint et Barnaby n’avait pas de couteau. Il entra en trombe dans le bâtiment et hurla à l’enfant de sortir immédiatement, tout allait sauter. La vitesse d’ignition du cordon lui était sortie de la tête, il ne pensait qu’à l’enfant. Il se rua vers l’escalier tout en criant. Il entendit un tintamarre à l’étage. L’enfant devait être bouleversé, il devait avoir compris le sens de « sauter ».

    Barnaby le vit, c’était une petite fille dans une robe trop grande pour elle. Dans son affolement, elle avait bousculé les ustensiles d’une cuisine déjà en désordre. Certains avaient basculé dans le gros trou du plancher, et un tranchoir y était en équilibre précaire, hésitant à tomber.

    Dehors, Mark s’était déjà résigné à la tragédie, la mèche grésillante allait atteindre le réseau de cordons d’une seconde à l’autre et son associé n’aurait jamais le temps d’atteindre la zone de sécurité, avec ou sans l’enfant qu’il avait prétendu voir.

    Barnaby se précipita vers la petite fille effrayée et l’entraîna vivement vers l’escalier. Ce n’était qu’en descendant que son esprit d’artificier reprit le dessus. Il sut qu’il était trop tard, tous les autres cordons allaient brûler. De rage et de désespoir, il donna un violent mais futile coup de pied au mur.

    C’est alors que le tranchoir en équilibre au bord du trou du plafond bascula, tomba le fil en avant et trancha net le cordon principal à quelques centimètres du réseau.

     ***

    « Eh bien, ce Barnaby l’a vraiment échappée belle, m’sieur Bill !

    — Eh oui, une chance sur un milliard.

    — Et qu’est-il devenu, m’sieur ? Il a quitté la profession ?

    — Non, mais il ne va plus sur le terrain. Il ne s’occupe désormais que de l’administration…Vous voyez ainsi les gars, l’importance de la conscience professionnelle et de la minutie.

    ***

    Arthur qui passait par là, avait entendu la dernière phrase de Bill. Personne ici ne savait que son deuxième prénom était Barnaby, et que celui de Bill était Mark.

     

    RAHAR


  • Commentaires

    1
    Samedi 29 Mars 2014 à 00:57

    Bonjour Rahar.... Une façon de démolir les immeubles de nos jours....  cette enfant doit une fière chandelle à Barnaby.... merci... bon samedi de la part de jill

    2
    Samedi 29 Mars 2014 à 11:11
    LADY MARIANNE

    une histoire bien décrite, avec des termes de pro de la démolition-
    c'est du vécu on dirait !!
    bravo c'est bien rédigé !! bisous et atchoum !! la poussière !!

    3
    Samedi 29 Mars 2014 à 12:11

    bizzz non lézardées des Caphys

    4
    Dimanche 30 Mars 2014 à 10:54

    il faut être concencieux dans son travail et sérieux la vie peut en dépendre

    5
    Mardi 1er Avril 2014 à 14:56

    Bonjour Jill, Lady, les Cafards et Flipperine, sympa d'être passés par ici. Rahar se fendra-t-il d'un p'tit comm ? Mystère et boule de gomme ! Mais il a lu, hu hu ! Bizzz à vous aussi.

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