• Les envahisseurs - RAHAR - Chapitre 2

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    La maison du conseiller sénatorial Sajesse est maintenant vide. Les riverains ont certainement dû enterrer les dépouilles mortelles, sans les rites traditionnels que l’occupant a dû interdire. Personne n’osera squatter la maison, et l’envahisseur le sait. Acky et moi y serons tranquilles, loin des gens qui nous connaissent et de délateurs potentiels, mais nos entrées et sorties par la porte de derrière doivent être très discrètes. Nous ne devrons ouvrir aucune fenêtre, l’aération et un certain éclairage se fera par les nacos et les vasistas, ce qui sera suffisant, je pense. Comme je l’ai prévu, Acky laisse la bride à ses larmes et sanglote convulsivement sur le lit d’un enfant des Sajesse. Je la laisse pleurer tout son saoul et vais explorer la maison.


    Une petite torche trouvée dans un tiroir me facilite quand même la tâche. Dans la cuisine, je trouve une bouteille de gaz presque pleine ; la popote sera facilitée. Le réfrigérateur artisanal, raccordé au réseau électrique des panneaux solaires, est quasi rempli de provisions. Dans la buanderie, je vois deux machines à laver manuelles. Les Sajesse aimaient certainement le confort, mais étaient aussi des écologistes.


    Pour page 2 Envahisseurs de Rahar - Blouse4 Je farfouille dans les chambres et je trouve des fringues qui devront m’aller dans l’armoire encastrée d’un des fils : des blouses rayées traditionnelles de lin et de coton, des pantalons de flanelle et de coton, des panamas avec différents rubans et des sandales de cuir et de fibres végétales tressées. Dans une autre pièce, je trouve des sarongs, des boléros et des saris qui pourraient aller à Acky. Reste à la convaincre de mettre les habits d’une morte. Enfin, je suis persuadé qu’elle finira par comprendre la situation.


    Acky a fini par dormir en serrant l’oreiller, à défaut de poupée de chiffon. J’ai le cœur serré. Comment va-t-elle s’en sortir sans parents ? Elle ne pourra même pas reprendre normalement ses études, elle doit être recherchée… comme moi aussi, d’ailleurs. Mais moi je peux me débrouiller, avec les connaissances que j’ai déjà accumulées. Au fait, je n’ai pas de petite sœur, je me demande quelle sensation cela fait d’en avoir une. En tout cas, cela ne semble pas évident, si je m’en réfère à Kolin et à sa sœur qui se chamaillent à longueur de journée.


    Pour page 2 Envahisseurs de Rahar - Blouse3 Bon, ce n’est pas tout, ça, il faut que je réfléchisse à ce que je vais faire. Les coupables doivent payer. Ce n’est pas parce que nous sommes un peuple pacifique et nonchalant que nous sommes désarmés. Il est vrai qu’une bête sans tête ne peut marcher, et le peuple attend l’émergence d’un chef charismatique pour bouger. L’individualisme fait aussi partie de mon caractère et je ne me soucie pas d’attendre une quelconque révolte.


    Avant d’agir, je dois d’abord chercher à bien connaître mon ennemi. Je vais donc faire de l’espionnage. Mais auparavant, il faut que je prépare Acky Itau à sa nouvelle vie de clandestine. Je sais qu’il y a une petite remise jouxtant le centre d’enseignement. Elle donne sur une classe supérieure, mais je m’engage à dispenser à la gamine des connaissances complémentaires, elle ne sera pas en retard. Tout ce qu’elle doit faire, c’est se glisser subrepticement dans le petit local, bien ouvrir ses oreilles et noter tout ce qu’elle n’arrive pas à comprendre.


    J’ai un peu dormi, mais mon impatience m’a fait me réveiller vers les sept heures, frais et dispos. Il est vrai que je n’ai besoin que de peu de sommeil, une autre de mes qualités. Je prépare le petit-déjeuner dans la pénombre qui ne me gêne pas. J’en ai l’habitude, puisque mes parents se réveillaient parfois tard, suite à quelque séance tardive.


    Acky arrive, la frimousse un peu chiffonnée. Je l’accueille avec un sourire engageant. Heureusement, elle a de l’appétit. Le reste de la nuit a semblé avoir tari ses larmes. Je profite de cet instant de sérénité pour lui faire mes dernières recommandations et mes conseils de prudence.


    Mon premier objectif est une famille d’un officier supérieur. Je me suis approprié la technologie des étrangers : caméra avec zoom, micro directionnel et casque sensible. J’ai évidemment subtilisé ce matériel dans un entrepôt de l’envahisseur qui n’imagine pas que quelqu’un de mon peuple ose même approcher d’un de leur bâtiment. Mon professeur a décelé en moi une faculté rare d’adaptation et d’assimilation peu commune. Je n’en tire pas une fierté particulière, j’estime que l’on doit chercher à comprendre et utiliser tout outil à disposition, j’ai la comprenette un peu plus rapide, c’est tout.


    À première vue, je ne vois pas de différence fondamentale entre le mode de vie des étrangers et le nôtre, malgré le cadre qui n’est pas le même. Ils prennent le petit-déjeuner en famille, madame fait la vaisselle et le ménage, monsieur et les enfants se préparent. Néanmoins, ils s’appuient beaucoup sur leur technologie car ils semblent courir après le temps et ont un désir de confort sophistiqué. Évidemment, les enfants ont un percepteur, leur enseignement n’étant pas identique au nôtre, tant par le contenu que par la forme ; la construction de leurs écoles bourrées de technologie est encore en cours.


    En ce moment, un ado est en train de passer des tests dit de kuhi (dixit son prof). Celui-ci s’aide d’un écran géant pour afficher les questions, les diagrammes et les figures. Par jeu, je m’amuse aussi à noter mes réponses sur un petit calepin. De mon côté, je peux voir les réponses sur le bureau du prof. En fait, ce sont des tests de QI, d’après ce que j’arrive à lire. Le gamin a atteint 96, et en regardant mes notes, j’ai calculé que j’ai obtenu 130. Cela ne m’impressionne pas outre mesure, mais je dois dire que ces étrangers ont une drôle de mentalité. Par exemple, il y a une question où l’on doit associer « foule » à un autre mot, soit « nombre », ou « poussière », ou encore « danger ». J’ai évidemment choisi ce dernier, puisque chez eux, on ne se réunit pas dans un lieu poussiéreux comme cela se fait souvent chez nous. Quant à nombre, c’est absolument trivial, en effet un seul individu ne fait pas une foule, laquelle est par définition nombreuse. Et pourtant, c’est ce dernier terme que le test estime juste. Vraiment bizarre.


    Pour page 2 Envahisseurs de Rahar - stiffcollar.wordpress Le père sort. Il n’est pas en tenue, mais porte ce qu’ils appellent un complet-veston. Je me demande bien comment ces envahisseurs peuvent supporter un tel accoutrement contraignant, d’autant plus que le climat est chaud. En plus, ils se serrent le cou avec leur cravate farfelue. Mais il fait probablement plus froid chez eux et l’habitude est une seconde nature, quel qu’en soit l’inconfort. Ce qui est ahurissant, c’est que la plupart des collabos n’hésitent pas à singer les étrangers en adoptant ces vêtements extravagants.


    Je suis discrètement l’officier en civil, en me mêlant aux passants ; il va me mener certainement à leur QG. On ne va pas loin, le gradé entre au palais du Conseil Populaire. Mais bien sûr, c’est le seul bâtiment d’importance de la cité qui pouvait héberger l’important matériel de haute technologie de l’envahisseur, j’aurais dû m’en douter. D’autres officiers et quelques soldats (probablement des estafettes) entrent et sortent. Je vois de nombreux panneaux solaires sur le toit ; ils ont dû installer des machines électriques. Quand une séance des conseillers populaires se prolongeait tard dans la nuit, ils s’éclairaient au gaz méthane produit par du lisier et emmagasiné dans une énorme cloche derrière le bâtiment.


    Pour page 2 Envahisseurs de Rahar - Blouse2 Je ceins une ceinture de fibres tressées pour serrer ma blouse, puis je grimpe à un Quercus robustus, dit Arbre Noueux, sous le regard indifférent des passants. L’épais feuillage me dissimule. Je sors mon matériel et balaie lentement le bâtiment avec mon micro directionnel. Je rends grâce à la prévoyance de Père en me faisant apprendre la langue des envahisseurs bien avant le conflit ; il prédisait que nos relations allaient devenir plus étroites, sous peu. Il ne croyait pas si bien dire, mais ces relations avaient tourné dans le mauvais sens.


    Je glane des informations plus ou moins stratégiques : logistique, politique d’expansion, comportement à l’égard des autochtones, programme d’endoctrinement, projets d’exploitation des ressources… Un bruissement dans les branches plus hautes me fait sursauter. Je lève la tête, le cœur battant. Je vois un pied que je remonte du regard, pour distinguer… un nain. Il a quasiment le même équipement que moi. Je ne m’estime pas assez prétentieux pour penser que je suis le seul à espionner l’ennemi. Un nain a l’avantage d’être léger pour pouvoir grimper aux hautes branches comme dans le cas présent, et d’être petit pour pouvoir se faufiler et se fondre rapidement dans la foule. Il y a donc une organisation de résistants. Cela ne m’intéresse pas pour le moment, j’ai d’autres priorités.


    Les étrangers sont tellement arrogants et nous sous-estiment au point de discuter d’affaires importantes près des fenêtres. Je vais reprendre mon écoute, mais en repositionnant le micro, j’ai capté à l’entrée une voix familière. C’est celle du sbire qui voulait passer par la corniche de ma fenêtre. J’oriente ma caméra, et je vois un soldat accompagnant un officier, lequel est le fameux « Tête de Nœud ». On a affublé de ce sobriquet irrespectueux le responsable des camps d’internement où sont emprisonnés arbitrairement les familles des notables et des prétendus saboteurs et terroristes.


    Pour page 2 Envahisseurs de Rahar - Blouse1 Nous n’avons pas d’armée, juste une police municipale qui est confrontée plus à de la délinquance qu’à de vrais crimes, mais nous ne sommes pas sans défense. Depuis des siècles que tout le monde nous ignorait, nous étions devenus nonchalants. L’ennemi nous a tout simplement pris par surprise. Une blitzkrieg, comme il dit fièrement. Notre petit état ne constitue en fait qu’une tête de pont pour l’envahisseur qui projette d’agresser leur vrai ennemi, la nation plus importante qui nous jouxte, avec laquelle il est en bisbille depuis un certain temps. L’envahisseur croulait sous les dettes contractées auprès des grandes puissances. Il avait essayé d’exiger sa créance (de prestige) auprès de ladite nation pour éponger une partie de sa propre dette, manifestement sans succès. Nous avons été consternés par la protestation plus que molle des grandes nations ; il est vrai que notre pays n’a pas un intérêt stratégique ni économique important pour elles. On n’a entendu que la voix de roquet des petits états impuissants ou fantoches qui aiment bien se donner une importance illusoire. Toutefois, je ne donne pas longtemps à l’envahisseur pour être bouté dehors après une cuisante leçon, je fais confiance à mon peuple et l’élite doit déjà faire des préparatifs en ce sens.


    Mon désir de vengeance essaie de me submerger. Je le refoule avec quelque difficulté, je dois garder la tête froide et être méthodique, sinon méticuleux. Je sais que Tête de Nœud est aussi responsable des exécutions que le QG qualifie pudiquement de prévention de la sécurité et de la stabilité. Je descends de mon perchoir et me mets à suivre les deux militaires. Nous autres sommes plutôt de petite taille et les deux têtes qui dépassent me facilitent la filature. Ils me mènent à la Grande-Prairie où l’envahisseur a fait construire un immense camp ceinturé par des rangs de barbelés. J’ai entendu dire qu’il a réquisitionné une main-d’œuvre odieusement non sélective : il y avait des hommes et des femmes, des vieux et des adolescents, des robustes et des faibles… Le bétail humain avait dû trimer 24 heures sur 24 ; les morts à la tâche ne se comptaient plus et on enterrait la nuit les cadavres dans des charniers que les indigènes devaient creuser eux-mêmes. C’était vraiment le vae victis, malheur aux vaincus. Imbus de leur prétendue supériorité technologique, les étrangers ne se privent pas de brimer mon peuple qui n’a le tort que d’être très réticent à la révolution dite industrielle. Ainsi, nous avons dû bitumer notre infrastructure routière pour le bon trafic des véhicules de l’occupant. J’ai entendu dire aussi que celui-ci projette de construire des usines d’armement et d’aliments concentrés pour son armée.

     

     

    A suivre

     

     

    RAHAR

     

     

     

    20030902_bonfol_quercus_robur_01.jpg

     

     

    Illustrations cueillies sur le net :

    • Choix de Rahar : variations sur le malabari, tenues malgaches d'inspiration traditionnelle
    • Choix de Lenaïg : variations sur le complet veston et arbre touffu dans lequel on peut aisément se dissimuler, appelé, lui, quercus robur ...

     

     


     

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  • Commentaires

    1
    Mardi 13 Décembre 2011 à 07:18
    jill-bill.over-blog.

    Bonjour Lenaïg, Rahar !   Désir de vengeance, je comprends, un roman qui n'est pas sans rappeller un certain Adolphe....  Main basse sur un peuple !  Merci pour ce deuxième volet , bonne journée à vous deux.... Bizzz JB

    2
    Mardi 13 Décembre 2011 à 13:47
    Lenaïg

    Coucou, Jill, et Rahar. Oui, Jill, un certain Adolphe pour nous, mais ici je sens que la scène et l'action se sont déplacées, dans un éclairage qui laisse dans l'ombre l'occident, tout à fait en dehors de l'Europe que nous connaissons, pouvant évoquer des horreurs plus récentes d'occupation et d'oppression. On commence à avoir une idée plus précise sur la nature de ces envahisseurs et mon soupçon premier qu'il s'agisse d'extraterrestres s'éloigne ! Merci beaucoup de nous suivre, bizzzzz !

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    3
    Mardi 13 Décembre 2011 à 13:50
    Lenaïg

    Bonjour Rahar ! J'ai terminé la lecture complète de ton petit roman, il devrait y avoir 10, peut-être 12 chapitres. Je comprends que tu aies envie de le développer, surtout vers la fin, mais il se tient déjà très bien comme cela et il m'a captivée. S'il n'y a pas encore de commentaire, à part Jill et moi sur ce chapitre, sache que le premier a eu plein de lecteurs. Merci encore pour ce grand plaisir de lecture. Bises.

    4
    Mardi 13 Décembre 2011 à 17:50
    Marie-Louve

    Oh la la ! Cela se corse. Un envahissement de grande envergure mondiale. Les enjeux dépassent le territoire géographique de ce peuple pacifique. Tous les envahisseurs se ressemblent. Ils sont tous des Hitler et cie... Comment ce 130 de QI saura t'il damer les pions ? La griffe de Rahar tracera le chemin. Aucun doute. C'est vraiment captivant. à la suite ! bon mardi, bises.

    5
    Mercredi 14 Décembre 2011 à 15:00
    Monelle

    Je me suis cachée dans l'arbre pour suivre les pensées du héros... drôlement intelligent, je soupçonne qu'il va tenir une place importante dans la révolte..... vite la suite !

    A bientôt - gros bisous Léna

     

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