• La pension - Dominique Biot - Nouvelle

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    La pension, l'internat... Ces mots évoquent pour certains d'entre vous de bons souvenirs inscrits dans un contexte paisible ou un lieu en écho à votre tempérament, n'est-ce pas ? Vous serez peut-être choqués par ce récit : pour moi, pour d'autres, la pension ne fut pas cela, elle fut terrible...
     

     

    J'avais dix ans, et je ne savais pas que j'allais sortir de l'enfance. En fait, sait-on ce que veut dire enfance ? Réalise-t-on vraiment cette extase qui s'essouffle dans un temps trop long pour nos petits cerveaux d'alors ? Le brouillard pour moi, oui cette enfance m'évoquait le brouillard bienheureux d'un souvenir au chandail vert. Non ! Une veste brodée par maman qui m'aimait, une veste laissant un monde nouveau m'emporter dans le noir d'un soir à la fin d'un week-end de 1970.

     

    Dimanche, dimanche soir 17 heures : premier souvenir de pension. La pension, je m'y étais glissé par une porte inconnue, celle d'un rêve éveillé. Ma soeur m'avait vanté les avantages d'une vie communautaire où je me ferai plein de copains, où l'on serait tous une sorte de " boys-band " avant l'heure, des scouts aux noms étranges, des êtres libres de leur famille... En vérité, je m'en apercevrai plus tard, ce ne fut qu'un flou inventé par ma soeur afin que je n'aie pas peur, un monde idéal qu'elle avait construit pour mon âme et mes espoirs de gosse. Mais ce n'était pas cela.
     

     

    La Sauque, un nom comme ça près de Labrède à 50 km de Bordeaux je crois, voilà le premier projet dont j'avais entendu parler. Et puis, ce devait coûter trop cher, ou sinon, pour une autre raison, le projet n'avait pas abouti ; que pouvais-je en savoir, moi qui vivait avec un coeur léger et insouciant tout en entretenant une crainte sourde devant le père trop sévère dans une maison austère où je montais en courant les escaliers noirs vers la cuisine en haut, loin de la cave au fond du garage. Oh le rire gras des adultes, genre : « fais gaffe petit, à la sorcière qui se cache dans le noir de la cave ! » Pfff ! Quels idiots ! Et qui se croient intelligents !»
     

     

    Un jour de juin, les parents m'avaient confié leur souhait de me mettre en pension, et qu'ils l'avaient trouvée. Je n'avais pas bien réalisé et je passais l'été sans réfléchir, entre les films du dimanche et les jeux du jardin sous le soleil moite du sud-ouest. Ce soir de septembre, ils m'amenèrent vers la grand-ville dont je ne connaissais que le centre et la rue sainte Catherine. « Tu verras, c'est pas très loin dans le quartier saint-Serein, près de Mériadeck où je travaille ! Oui maman, avais-je répondu distraitement. » Et l'on était arrivé vers les sept heures du soir ou quelque chose de ce genre ; on avait dû manger avant. On monta un escalier énorme dans ce qui me semblait être une sorte d'entrepôt tout au bout de la cour immense du collège.

     

    Maman m'aida silencieusement à faire mon lit au milieu de beaucoup d'autres lits semblables qui sentaient une odeur étrangère, et on était redescendu, et elle était partie l'air grave sans que je me rende compte. Un soir ressemblant soudain à un autre soir, un soir qui resterait...
     

     

    Et puis, le flou du souvenir, les images qui stagnent et qu'on n'effacera pas, la douleur rampante avec les semaines du temps qui dure... — Eh toi, le vert ! Passe moi le ballon ! Était-ce un ballon, ou autre chose ? Je ne me souviens plus. — Eh toi, le rouge, à ton tour ! J'avais répondu. La nuit tombait en recouvrant les images de mes dix ans. Demain serait un autre jour qui mangerait deux ans ; deux longues années...
     

     

    Un lieu différent, tellement différent de celui que j'avais connu alors... Derrière les grands murs où je ne voyais pas l'horizon, mon univers familial s'en était allé. J'avais cru en l'éternité de cet univers couvé dans la bulle de mes camarades d'avant où je courais en criant très fort cette vie fusant au-dedans de mon corps. Oh que j'étais insouciant alors : une pousse vivante et insatiable, une sensation de vie puissante où le temps n'existait pas.
    « Est-ce cela l'enfance ? Avez-vous vécu la même chose ? Oui, vous ! Dites-moi ? »
     

     

    J'y fuyais l'austérité de la maison, dans l'école avant la pension, j'avais peur de ceux qui me dépassaient de la tête et de la voix, ces adultes étranges et lourds aux mystères brumeux qu'on comprend peu. Seule, ma maman ne m'intimidait pas, elle incarnait une tendresse où les bras s'ouvraient selon mes désirs, et mes craintes. Elle parlait peu ma maman. Elle m'aimait.
     

     

    « Vous me le tiendrez bien le gamin, avait demandé mon père au directeur. »
    « Oui, oui, soyez tranquille, je l'aurai à l'oeil. Vous pouvez compter sur moi ! » avait répondu le cerbère. Cet homme était violent, mon père ne le sut jamais.
     

     

    Derrière les grands murs, est-ce que je vis le soleil ? Ils encadrèrent ces deux ans de ma vie comme une parenthèse hérissée d'un morceau d'existence en forme de plomb, en un éveil douloureux aux arêtes sans fin. Les jours qui vinrent après mon entrée en enfer, je ne m'en souviens plus vraiment. En fait, il subsiste dans ces lignes quelques images fortes comme des clichés rouge-sombre ou ceux que l'on ne peut nommer parce qu'ils n'ont plus de couleurs. Des photos, oui voilà : des photos sépia accompagnées d'odeurs et de prières figurant la vie d'un petit garçon perdu dans un monde dur et froid.

     

    Mais je m'étiole dans ce récit, je m'épanche, je m'apitoie au moment de vous faire découvrir une pension en 1970 à Bordeaux dans la France du général de Gaulle qui allait mourir. J'entendis, par une radio je ne sais où, j'entendis Sardou, ce chanteur que je ne connaissais pas encore et qui fredonnait : « Le rire du sergent, la femme du régiment, la préférée du capitaine des dragons, talala, la... » Belle musique sur des paroles phonétiques et entraînantes, mélodie de ma pension, entracte, souvenir...
     

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    Mercredi matin, tous les mercredis matins : quatre heures de colle de huit heures à midi. Punition ? Oui, non..., occuper les pensionnaires qu'ils disaient, meubler leurs heures creuses sans cours ni professeurs. Les études, voilà le mots exact. Dit-on encore cela de nos jours ? Études le soir de 18 à 19 heures 30, et repas, et montée vers le dortoir noir où un pion crachait une prière qu'il lui avait fallu apprendre par coeur : le Notre Père, le Pater Noster. C'est dans cet endroit honni que j'entendis pour la première fois parler de Dieu, entre les cris des copains et le chahut mortifié par la venue d'un directeur dont le surnom rappelait un conte de Walt Disney : Jeannot. Les pas, les pas de Jeannot : ils raisonnaient dans nos peurs d'enfants qui faisaient semblant de ne pas avoir peur, ils montaient peu à peu dans l'escalier et chacun des 23
    pensionnaires tremblaient, même le pion...

     

    Jeannot... Grand, maigre, l'air sinistre, une moustache fine..., je ne sais plus... Un seul souvenir tenace : la présence sèche d'un regard vide sous le rictus du devoir à accomplir aux ordres d'une mission fonctionnariale soumise aux geôles de la rigueur disciplinaire, ouf... Était-ce mon regard d'enfant qui grandissait cet homme en faisant d'un petit fonctionnaire un monstre des abîmes ? Sans doute, sans doute ; quelle importance à présent, le mal étant fait ? Un mal qui me suivra jusqu'à la tombe par des effets collatéraux...

     

    Un éclair de lumière au milieu de ces années sombres.
    La douleur brûlait mon coeur d'enfant trop attaché à sa mère. « Maman, maman je t'aime ! » Ces mots raisonnaient davantage en moi le premier jour de la semaine comme un appel au secours sans réponses. La réponse vint, inattendue, et je ne la compris que bien plus tard.

     

    Je me souviens de ce surveillant qui venait nous garder la nuit pour payer ses études, un étudiant jeune et imberbe, presque innocent. Le premier jour de son arrivée, il nous demanda de lui dicter le « Notre Père » qu'il ne connaissait pas afin de nous le faire réciter matin et soir. Cet élément religieux influença-t-il l'expérience mystérieuse que je vécus peu après ? Je ne sais.
    Un soir de lundi où je sanglotais dans mon lit, je ressentis le besoin de prier, de lancer un cri à ce Dieu que je ne connaissais pas ; quelque chose comme : « Si tu es notre Père, fais que je revienne chez moi ! » Je m'étais habitué au genre de réponse qu'un silence peut donner, mais ce silence me calmait, m'apaisait en transformant mes questions en autre chose...
     

     

    Peu à peu, je sentis cette nécessité étrange de prier, demander aussi pour les autres, ici, ailleurs, partout, pour le monde entier, en prenant de notre douleur commune une énergie bienveillante à tous ; et peu à peu cette douceur presque odorante enveloppa mon être sans que je l'analyse, en enfant que j'étais... Et doucement, cette présence au parfum féminin prit corps et m'accompagna jusqu'au bout de ce séjour des morts, jusqu'à mes 12 ans où je quittai ce lieu pour toujours. Un sillon se creusa, qui ne s'est jamais fermé depuis. Ce que je compris de ce miracle m'appartenais, il me soutint avec force comme un ciel bleu filant sous l'orage, comme une bouée de feu dans ma jeune existence.
     

     

    Fin de la parenthèse enchantée, retour dans la réalité brutale :
    Il marchait, comme un serpent vers le dortoir, pas à pas ; Il rentrait dans le dortoir, en silence, et satisfait de son effet, un sourire aux lèvres que je n'ai jamais vu, sourire que j'imaginais. Jean, Jean D, Jeannot. Je te pardonne à présent, le temps te pardonne ;mais quand même, quand même cette violence lorsque tu t'attaquais aux enfants mis à la porte d'un cours et que tu secouais, quelle violence lorsque tu balançais ton poing retenu (?) dans la figure d'un adolescent de 14 ans, lorsque tu pénétrais à l'intérieur des classes le samedi matin afin d'asséner les bonnes et mauvaises notes du petit carnet vert au zéro de conduite. Chacun tremblait le samedi matin. Oui, en 1970 les coups de règles sur les doigts ou placés sous les genoux, les notes de conduite ou de morale que sais-je, tout cela existait encore en bravant un mai 68 qui n'avait pas encore tout emporté dans l'autre sens... Oh monde insensé des adultes, adultes qu'il me faudrait rejoindre un jour, fusionner, exécrer !
     

     

    Le souvenir des frites les meilleures du monde effacerait-il les heures de colle du matin et la promenade morne au parc Bordelais les mercredis après midi, tous les mercredis après midi ? La joie de quitter cette pension deux ans plus tard annihilerait-elle l'absence des parents, vus au lance-pierre, le père qui, sur le trajet du lundi, ne disait mots dans la voiture en préférant mettre la radio ? Une Audi bleue fugace, une chanson de Joe Dassin sur l'Amérique qu'il voulait avoir et qu'il aurait, lumière, sons ; à moins que ce ne fut maman m'amenant à quatre heures du matin ce même lundi dans la salle d'attente des chèques-postaux et conduisant un petit garçon pleurnichant à l'heure de sa pause entre sept et huit et demi ? A moins que d'oublier mon père m'oubliant le samedi midi en arrivant à 13 heures ou ces weekends, embarqué chez une amie de travail où je me gavais de bande-dessinées pour ne pas de nouveau pleurer ? Lumière, sons étouffés...
     

     

    Pension, pension, bite au cirage un soir de juin, excitation du pion invitant dans son boxe adossé au dortoir une des femmes de ménage et qu'on ne revit plus, ni l'un, ni l'autre... Pension, pension, dont la marque m'avait blessé en me construisant un visage que mes anciens copains ne reconnurent pas lorsque je revins parmi eux banni de leurs coeurs... Pension où j'ai laissé mon enfance s'éteindre afin de devenir adulte trop tôt sans le vouloir, et sans jamais l'assumer pleinement...

     

    Lorsque quatre années plus tard je demandai à mes parents de retourner en pension, ce ne fut pas pour revivre tous ces traumatismes, non bien sûr, ce fut peut-être pour les exorciser, peut-être fuir ces parents que j'aimais malgré tout, en allant vers un monde que j'idéaliserai et dont le profane brisera lui aussi mes élans poétiques.

     

    Peut-être, allez savoir ! Enfin, avant d'envoyer vos enfants en pension, pesez le pour et le contre, posez-leur au moins la question et enquêtez sur le directeur, surtout le directeur ! ...

     

     

    Dominique Biot

     

     

    Illustrations :


    Pensionnat en manga,

    Nom : Kaze to Ki no Uta SANCTUS – Sei Naru Kana -
    Auteur : Keiko Takemiya
    Magazine : Shôjo Comic
    Réalisateur : Yoshikazu Yasuhiko
    Durée : 1 OAV de 59 minutes
    Année : 1987

    www.gemini.neetwork.net

     

    Pas de fine moustache, mais : un adulte effrayant et nuisible,

    Le Comte Olaf, ici Jim Carrey

    dans Les désastreuses aventures des orphelins Baudelaire

    www.toutlecine.com

     

     

     


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  • Commentaires

    1
    Samedi 14 Janvier 2012 à 08:55
    Lenaïg Boudig

    Merci beaucoup, Dominique, pour ta nouvelle. Plongée vertigineuse d'un adulte dans le monde de son enfance, à une période bien délimitée qui fut malheureuse. Les impressions laissées sont plus fortes que les souvenirs, l'adulte se revoit en enfant très sensible, la figure paternelle planant terrible, remplacée dans cette période par un directeur non moins menaçant et punissant, la douceur tendre et protectrice de la maman devenant un refuge alors inaccessible. L'enfant était-il lui-même (déjà ?) rebelle et encourait-il les sanctions si abondamment délivrées par ce directeur ? On ne sait, la souffrance domine. Bises.

    2
    Samedi 14 Janvier 2012 à 12:10
    Lenaïg Boudig

    Dominique, un autre petit mot ravi pour t'informer que Violette Dame mauve a lu ta nouvelle aussi, elle me l'indique en commentaire sur mes haïku du vendredi, "j'ai également lu le périple en pension : impressionnant", a-t-elle indiqué. Bises, belle journée.

    3
    Samedi 14 Janvier 2012 à 13:03
    libre  necessite

    Parfois un microcosme redoutable. Amicalement Dan

    4
    Samedi 14 Janvier 2012 à 13:07
    Monelle

    Deux ans en pension mais ont été moins cruels (rappelles-toi l'épisode de mon certificat d'études) et puis tous les pensionnats ne sont pas comme ça, heureusement !

    Bon samedi - bisous

                      
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    5
    Samedi 14 Janvier 2012 à 17:18
    jill-bill.over-blog.

    Bonjour Dominique, bonjour Lenaïg !  Oups !!!  J'ai eu une amie d'enfance qui est partie en pension à 12 ans c'était bon chic bon genre à l'époque pour certaines familles de placer leur enfants dans d'autres établissements scolaires loin de chez eux pour suivre les plus hautes études, greco-latines qui n'exitaient pas dans mon école en 67 !!!  Je ne l'ai jamais revue... Qu'en dire, c'est un très bel écrit, merci pour le conseil !  Bizzzz   Jill

    6
    Dimanche 15 Janvier 2012 à 15:48
    mireille

    Bonjour Lénaïg et Dominique, je suis bouleversée par la lecture de cette nouvelle. Je suis restée un an en pension. Les faits sont différents mais l'atmosphère est la même, cette chose pesante et cruelle qui fait grandir trop vite... Une pension, c'est un microcosme pourtant il semble que les bas instincts y soient exacerbés. Bravo à Dominique pour ses mots. Bises, Mireille

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    7
    Dimanche 15 Janvier 2012 à 21:24
    mansfield

    Une très belle évocation des années de galère. De galère? Mais aussi un beau chemin de résilience, très nostalgique et tout plein d'anecdotes de l'époque, vraiment touchantes.

    8
    Dominique
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:37
    Dominique

    Bonjour à toutes,

    Léna, tu écris : L'enfant était-il lui-même (déjà ?) rebelle et encourait-il les sanctions si abondamment délivrées par ce directeur?   Rebelle pas vraiment, polisson oui, heureux de vivre, inconscient comme un enfant... Mais je suis devenu adulte dès ce moment là, beaucoup trop tôt donc...

    Merci pour vos messages et,

    bonne année !

    9
    dominique
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:37
    dominique

    Désolé pour Dan, et les autres lecteurs 

    Merci pour vos impressions. Si mon texte a réussi à vous toucher, c'est que j'ai su répandre un de peu de cette atmosphère, vous la faire vivre, approcher. Et n'est-ce pas le but de tout écrivain ?

    Bien amicalement

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