• LA MAISON DE MÉMÉ - RAHAR

     

    LA MAISON DE MÉMÉ - RAHAR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    En ces temps-là, on ne prenait pas les petites vacances au bord de la mer. La côte n’était pas la porte à côté et nous ne pouvions nous offrir l’avion, comme la majorité des gens de l’époque, d’ailleurs. Mais il fallait déstresser les petits élèves, après un trimestre d’études bien rempli. On ne pouvait pas dire qu’on fuyait une ville polluée, les véhicules n’étaient pas assez nombreux pour que les communes daignassent mettre un seul passage clouté. Mais il était de bon ton de changer d’environnement, de troquer pour un temps la vie citadine contre une vie champêtre pour se « ressourcer ».
    La tante de ma mère, que tout le monde appelait familièrement Mémé, habitait dans un hameau à une vingtaine de kilomètres de la ville. Elle avait hérité de la maison de son grand-père, une maison à étage ayant bénéficié du savoir-faire des anciens ; elle était bien plus que centenaire. La toiture devait néanmoins être examinée et éventuellement réparée tous les trente ans. La solide bâtisse était en fait un peu à l’écart du hameau, perchée sur un monticule boisé. Pour l’eau, il y avait la source intarissable, même en cas de sécheresse exceptionnelle. Bien entendu, l’électricité ne desservait pas une si petite agglomération de quelques toits. On s’éclairait à la bougie ou à la lampe à pétrole (pour ceux qui voulaient un peu plus de confort). La cuisine était à l’ancienne : au grenier.
    Aujourd’hui, je suis encore impressionné par le savoir-faire des ancêtres. Le plancher du grenier est recouvert de torchis et trois simples briques constituaient le foyer. Les anciens savaient régler la hauteur des flammes et il n’y avait aucun risque d’incendie. Évidemment, les enfants n’avaient pas le droit de jouer avec le feu, et du plus loin que je me souvienne, il n’y avait jamais eu d’incendie dans aucune cuisine de l’ancien temps. Il est vrai que les enfants d’antan étaient plus obéissants.
    En ces vacances de cet Avril-là, ce fut ma famille qui eut le privilège de bénéficier de l’hospitalité de Mémé. Veuve sans enfant à la quarantaine, Mémé avait vécu un temps seule avec son chat qui ne chassait que les rats, dédaignant la famille de souris qui avait élu domicile dans un coin encombré du grenier. La chère octogénaire avait encore l’énergie d’une quinquagénaire, mais elle avait constaté que la conversation avec son chat n’était pas des plus productive. Elle avait donc engagé une domestique qui lui tenait compagnie.
    À notre arrivée, la domestique dut prendre ses propres vacances, car quoiqu’extérieurement grande, la maison n’offrait qu’un espace assez limité, à cause de l’épaisseur des murs à l’ancienne. En bas, il y avait ce qu’on appellerait le salon, et une chambre : à l’étage, il y avait deux pièces et une sorte de salle de bain avec un tub antique.
    Les parents avaient pris d’autorité la chambre du rez-de-chaussée. Mémé avait pris avec elle la petite dernière et mon frère et moi avions hérité de la petite chambre à côté de la salle de bain. Compte tenu de l’absence d’électricité, et pour économiser les bougies, nous devions nous coucher vers les dix-neuf heures trente. Seuls les parents pouvaient écouter les nouvelles et quelque feuilleton sur le poste à transistors qu’ils avaient amené. Quant à Mémé, elle ne s’encombrait pas le ciboulot des turpitudes de l’extérieur, les ragots et potins du petit marché du hameau lui suffisaient.
    L’heure du couvre-feu était donc raisonnable pour des gamins d’une dizaine d’années qui s’étaient dépensés sans compter durant le jour : course à travers champs, escalades, randonnées… et surtout grand air. Le soir, mon frère et moi pouvions nous réchauffer près du feu, tandis que Mémé cuisinait, tout en nous gavant de contes et légendes plus ou moins épiques, avec quelquefois une morale que nous, gamins, avions parfois du mal à discerner.
    Le péché mignon de Mémé était une tasse d’odorant café après le dîner. Elle était de ces rares gens qui étaient insensibles à la caféine. Un soir, mal m’en prit d’avoir voulu goûter en cachette au breuvage à l’arôme capiteux. Le sommeil me fuyait et je fixais, impuissant, les ténèbres. Je m’étais juré de ne plus toucher à ce maudit café, mais c’était un peu tard. Le lendemain, tout le monde serait étonné de mes cernes.
    Ce fut la troisième fois que je me retournais en évitant de réveiller mon frère, quand j’entendis des bruits de pas dans le grenier. C’était impossible, le torchis étouffe tous les bruits. Mon père me disait toujours de réfléchir. C’était ce que je fis, à m’en péter les neurones. J’étais trop jeune pour voir des films d’horreur, mais j’écoutais les grands commenter ce qu’ils avaient vu. À mon âge, on était crédule, on avait quelque difficulté à différencier le réel et l’imaginaire. J’imaginais tout de suite quelque monstre sanguinaire qui allait descendre nous massacrer.
    Cependant, les pas s’étaient arrêtés. Baigné par une sueur malsaine, j’attendais le cœur battant. Il se passa plusieurs minutes sans que les pas revinssent. Évidemment, j’avais fini par succomber au sommeil, probablement vers minuit. J’avais fait la grasse matinée ; puisqu’on était en vacances, on n’avait pas jugé opportun de me réveiller. On finissait de déjeuner, quand je déboulais de l’escalier en me frottant les yeux. Et j’avais fichtrement faim.
    « Alors fiston, tu as l’air d’avoir dormi comme un loir. On aurait juré que tu avais découché, plaisanta mon père.
    — J’ai entendu des pas, cette nuit… Dans le grenier.
    — N’importe quoi, frérot ! Il n’y a que nous ici, comment quelqu’un pourrait être au grenier, alors que Mémé y cuisine ?
    — Klotz, tu vas arrêter de dire des bêtises, tu vas effrayer ta sœur. Tu vas faire la vaisselle ce soir.
    — Mais m’man…
    — Ne discute pas, c’est ainsi. »
    Mémé n’avait pas jugé utile de rajouter une aile pour une cuisine et son évier, comme l’ont fait d’autres. La vaisselle se faisait donc également au grenier où un évier avait été installé. Le jour, les activités ont estompé l’appréhension de la corvée du soir. Insouciant comme le sont les enfants, l’incident était sorti de ma tête. La journée s’était passée dans la joie et la gaité. Mais le soir, la pensée de l’injuste punition m’accablait. Mémé ne voulait pas interférer, quoique je crusse que ça lui fendait le cœur. Tout ce qu’elle avait pu faire était de mettre la vaisselle dans l’évier, au grenier.
    Évidemment, je trainais les pieds pour accomplir mon pensum. Mais je savais que je n’y couperais pas, je n’attendais aucune indulgence de ma mère, et mon père ne prendra pas ma défense. Je savais aussi qu’une seule bougie m’attendait en haut, et il fallait faire vite pour ne pas la gaspiller, eu égard à Mémé. Si j’étais plus raisonnable, j’aurais dû penser que plus vite je m’y mettais, plus vite je rejoindrais le lit douillet. Mais voilà, j’étais trop perturbé par l’injustice pour penser raisonnablement.
    Je montais donc comme un condamné au grenier. Mon frère avait dédaigneusement décliné mon invitation, je n’avais personne pour me tenir compagnie, même pas le chat qui n’avait trouvé mieux que de se lover dans le giron de Mémé. En lançant un dernier regard de chiot perdu à celle-ci, j’eus la surprise de la voir faire un clin d’œil. Voulait-elle se moquer de moi ? ou était-ce un signe de compassion ? Cela ne me réconforta pas.
    Je vais me diriger vers l’évier, frissonnant déjà à la perspective de me mouiller avec une eau qui devait être plutôt fraîche. Un de mes oncles bricoleur avait installé un bélier hydraulique pour monter l’eau jusqu’au grenier ; Mémé ou sa domestique n’avaient donc plus à puiser à la source.
    Je me pétrifiais devant l’évier vide. Où donc Mémé avait mis la vaisselle ? Puis je regardais les étagères. Tout était en place. Je sentis une légère odeur de lavande. N’en croyant pas les yeux, je tâtais les assiettes. Elles étaient propres et sèches. Voyons, Mémé n’avais matériellement pas eu le temps de les laver et de les sécher, juste le temps de mettre la vaisselle dans l’évier.
    Je n’étais pas encore comme les grandes personnes qui étaient effrayées par ce qu’elles ne comprenaient pas. Mon esprit ne s’attarda pas sur l’étrangeté du prodige, j’étais juste émerveillé et surtout soulagé. J’allais annoncer la bonne nouvelle. Mais arrivé au palier, je reçus le regard de Mémé, puis je vis son index qui me faisait signe discrètement de remonter. Heureusement, les autres étaient absorbés par leur discussion. Je remontais donc, et j’attendis le temps raisonnable pour effectuer le boulot. Je m’absorbais alors dans la contemplation de la flamme de la bougie.
    Ce ne fut que le lendemain matin que je pus coincer Mémé. Je me doutais qu’elle voulait la discrétion.
    « Mémé, tu es donc une magicienne ?
    — Non mon petit Klotz. C’était Papy qui avait fait la vaisselle.
    — Mais Papy est mort.
    — Je sais, mon petit. J’ignore comment il fait, mais le soir, c’est lui qui fait la vaisselle.
    — Comment sais-tu que c’est lui qui le fait ?
    — Oh, il met toujours son parfum de lavande quand il vient. Et puis je sais que tu n’as pas menti en disant avoir entendu des pas. Tu avais bu du café, avoue-le.
    — Mais pourquoi cacher que le fantôme de Papy et là ?
    — Eh bien, les gens sont parfois bizarres, mon petit. Beaucoup de gens ont peur des fantômes. Et que deviendrais-je si personne ne me rend plus visite ?
    — Mais moi je te rendrais toujours visite, Mémé.
    — Tu es un gentil garçon, mais promets-moi de garder le secret.

    RAHAR

    LA MAISON DE MÉMÉ - RAHAR


  • Commentaires

    1
    Mardi 1er Avril 2014 à 14:08

    Bonjour Rahar...   eh eh j'aime bien cette mémé et puis le fantôme de son défunt mari, oui chuuuuuut ! Promis aussi...  Merci.... Jill

    2
    Marie Louve
    Mardi 1er Avril 2014 à 16:40

    Qui a dit que les fantômes ça n'existe pas ? Sage Mémé ! Un secret bien gardé ne s'envole jamais. Ce Rahar sait nourrir l'enfant en nous. Grand merci pour ce plaisir. yes 

    3
    Mardi 1er Avril 2014 à 17:51
    josette

    et voilà un fantôme parfumé à la lavande que j'aime bien, chutttttt si on en parle il risque d disparaître

    merci Rahar !


    et Lénaïg

    4
    Mardi 1er Avril 2014 à 18:06

    J'aimerai bien avoir un fantôme qui me ferait la vaisselle et en plus parfumé à la lavande ce serait le grand luxe !!!! Merci Rahar pour cette gentille histoire !!

    Bonne fin de journée -gros bisous

    5
    Rahar
    Mardi 1er Avril 2014 à 19:56

    Le croiriez-vous ? cette maison a vraiment existé. Aujourd'hui, elle tombe en ruines.

    6
    Mercredi 2 Avril 2014 à 09:05

    quelle belle histoire et chez moi personne ne vient me faire la vaisselle

    7
    Mercredi 2 Avril 2014 à 10:26

    Un fantôme qui sent bon et qui fait la vaisselle, quelle chance! On ne peut pas en avoir peur  !

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