• L'Ange de midi - 2/2 - RAHAR

    L'Ange de midi


    Pendant quelques mois, les deux jeunes gens s’écrivent. Ils bavardent presque comme avant, par lettres interposées. Mais Pierrot dissimule qu’il vit dans la misère. L’Australie n’est pas l’Eldorado auquel il pensait. Il n’a pas trouvé de travail et vivote de menus boulots.

    Un jour, Edwige propose de venir le rejoindre. Paniqué, il lui écrit une réponse dilatoire dont la jeune fille ne sait que penser. Alors les lettres deviennent plus courtes, puis plus rares.

    À force de ténacité et de courage, Pierrot finit par monter une entreprise de transport, aidé en cela par ses connaissances en mécanique. Au fil des années, son entreprise s’agrandit et prend de l’importance pour devenir l’une des plus influentes.

    Deux fois, il écrit à Edwige. Il n’a pas reçu de réponse. Peut-être avait-elle été déçue par son refus déguisé de sa proposition, ou bien elle s’est mariée. Il se résigne, mais il n’a pas oublié. Il finit par se marier avec une gentille fille qui lui donne deux garçons.

     

    Les années passent, Pierrot perd sa femme et il doit s’occuper seul de ses enfants et de son entreprise, il ne s’est pas remarié. Plus tard, son fils aîné prend les rênes de l’entreprise ; dans les années quatre-vingt, l’âpreté de la concurrence oblige celui-ci à voyager de par le monde.

    Pierrot, en quelque sorte à la retraite, vit désormais seul dans sa luxueuse villa. Ses enfants lui rendent souvent visite et passent parfois la nuit chez lui. Ils finissent par se rendre compte de ses moments de mélancolie et se doutent de leur cause.

    Un jour, son fils aîné débarque chez lui avec son bagage encore étiqueté : il vient directement de l’aéroport. Il ne se soucie même pas de se décrasser, il entraîne son père au salon.

    – Papa, tu n’as plus à t’occuper de nous. Tu dois te remarier.

    – Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie, je n’ai pas le cœur à ça, fiston.

    – Tu te rappelles le jour où j’ai malencontreusement ouvert ton tiroir secret à la recherche d’un document ?

    – Bien sûr, tu y a trouvé une vieille photo et je t’ai expliqué, et à ton frère aussi d’ailleurs, pourquoi elle m’est précieuse. Je vous ai raconté cette ancienne histoire d’amour.

    – Tu as toujours pensé à elle… à Edwige, n’est-ce pas ? Ne t’en fais pas, maman a été heureuse avec toi.

    – C’est de l’histoire ancienne, mon garçon.

    – Ne te voile pas la face, papa. Tu penses toujours à elle. Mon frère et moi ne sommes pas aveugles. Tu ne t’es jamais remarié, alors que tu es encore vert, en excellente santé.

    – Alors, où veux-tu en venir ?

    – J’ai fini par retrouver ta chère Edwige. Elle avait déménagé. Elle est devenue une avocate assez connue. Je suis allé chez elle et j’ai décidé de t’en parler.

    – J’ai fait une énorme bêtise. Elle s’est mariée ? Elle a des enfants ?

    – Eh non. Elle m’a confié qu’elle a fait aussi l’erreur de sa vie. Tu sais, en entrant chez elle, j’ai été bouleversé.

    – Tiens, pourquoi ça ?

    – Sur le meuble à télé, il y a une photo de vous deux, et dans sa chambre, il y a un poster de toi. Elle ne t’a jamais oublié. Elle ne s’est jamais mariée, elle n’a jamais retrouvé le même amour que le vôtre… Pourquoi ne pas la contacter, papa ? Bien sûr, tu n’es plus le même qu’autrefois, et elle non plus.

     

    Alors le soir même, Pierrot a écrit d’une main tremblante d’émotion une demande formelle en mariage. Il n’a pas osé l’appeler par téléphone.

    Edwige n’a pas non plus osé répondre par téléphone, elle lui a envoyé une lettre : « … Pendant tout ce temps, je n’ai cessé de penser à toi, de te voir dans mes rêves. Tu y as mis le temps, mais je t’aime toujours. Si tu veux toujours m’épouser, viens me prendre… »

     

    Pierrot est parti seul. L’avion l’a un peu fatigué, mais c’est le cœur battant et l’allure décidée qu’il entre dans le terminal. Son fils lui a dit qu’il avait montré un cliché récent de lui à Edwige, mais cet étourdi a oublié de prendre une photo d’elle.

    Cependant, Pierrot est confiant, il est certain de la reconnaître malgré son âge actuel. Mais dans la cohue, il a beau chercher, il ne trouve aucune femme qui pourrait lui ressembler de près ou même de loin. Il voit des pancartes, mais il ne trouve pas son nom. Son cœur se serra, ses yeux s’embuèrent. Personne ne l’attendait… Personne n’est venu.

    Quelqu’un lui touche le bras, ce qui l’électrise. Il e retourne vivement. C’est un inconnu en uniforme, certainement un chauffeur.

    – Monsieur Pierrot ? On m’a prié de vous remettre ce message.

    Pierrot arrache presque l’enveloppe et lit avidement son contenu en tremblant.

    « Pierrot mon bien-aimé, tu viens de loin. Mais as-tu bien conscience des ravages du temps ? Je te trouve toujours beau, mais serais-je encore belle à tes yeux ? Tu vas peut-être au-devant d’une désillusion. Réfléchis bien, tu peux encore tourner les talons, te fondre dans la foule et retourner chez toi. Si ton amour est aussi fort que le mien, suis le chauffeur, je t’attends dans la voiture. »

    Pierrot sort dans le crachin. Est-ce de mauvaise augure ? Il voit la luxueuse voiture noire. Les vitres sont relevées, il ne voit pas l’intérieur. Si, une forme sombre.

    La portière s’ouvre. Une voix qu’il ne reconnaît pas prononce son nom. « Pierrot !... ». Une femme en trench-coat et lunettes teintées en sort. Ils sont debout, face à face, sans un mot.

    Puis la femme enlève ses lunettes. Ils se regardent les yeux dans les yeux. Alors, ce ne sont plus deux vieux qui sont là, mais une frimousse aux yeux noisette inquisiteurs et un minois candide aux yeux doux, comme autrefois.

    Edwige se jette au cou de Pierrot avec un sourire extatique. Celui-ci enfouit son visage dans la chevelure parfumée.

    – C’est merveilleux, mon ange !... C’est merveilleux !

    – Pierrot, c’est comme si c’était hier !

    Le bonheur fait pleurer, paraît-il. Et c’est vrai. La réaction des passants n’est pas l’indifférence. À différents degrés, c’est l’émotion en voyant ces deux vieux afficher leur amour.

    Fin

    RAHAR

    Images du net
    Lenaïg


  • Commentaires

    1
    jill bill
    Lundi 16 Septembre 2013 à 23:57
    jill bill

    Bonsoir Rahar... Lenaïg.   Loin des yeux mais près du coeur, et la vie, l'un de ses enfants, fait qu'un jour ils se retrouvent.... Ils sont dans l'âge plus que mûr, mais le coeur lui ne voit bien qu'avec son regard, on les imagine dans les bras l'un de l'autre et les passants souriant tout en pudeur.... Merci à vous deux, bises de jill

    2
    Mardi 17 Septembre 2013 à 08:41
    M'mamzelle Jeanne

    Superbe histoire... assez rare pour que l'on puisse en rêver !
    Bises

    3
    Mardi 17 Septembre 2013 à 08:51
    Quelle belle fin ! c'est beaucoup d'émotions , tu écris très bien , bravo ! yeux dans les yeux l'automne a le goût du printemps Bises Marie-Alice
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    4
    Mardi 17 Septembre 2013 à 10:31

    C'est émouvant et si réconfortant de lire l'histoire d'un amour profondément ancré et sincére....

    5
    Mardi 17 Septembre 2013 à 10:57

    Bonjour Rahar, Jill, Jeanne, Marie-Alice et Annick !

    Rahar, tu nous as habitué au fantastique et au polar noir, jusqu'à présent on s'est attendu au pire comme au meilleur à la fin de tes histoires, ici cela se finit bien et nous sommes ravi(e)s ! Et ce n'est pas de la romance à l'eau de rose : j'imagine le Pierrot en travailleur acharné, retapant des vieilles camionnettes au début pour faire des livraisons, livrant jour et nuit, prenant un adjoint quand il a eu un peu de sous, et de fil en aiguille, ou plutôt de route en chemin, devenir un gros transporteur doté d'une belle flotte de camions ! Edwige s'impliquant dans sa vocation d'avocate au point d'acquérir une solide réputation et clientèle ... Grand merci à toi et

    Bizzzzz à tous !

    6
    Mardi 17 Septembre 2013 à 11:23

    Merci Rahar de cette merveilleuse histoire qui, je l'espère, arrive encore quelquefois !!

    Je vous souhaite à Léna et toi une belle journée - bisous

    7
    Mardi 17 Septembre 2013 à 11:58

    Coucou Monelle, belle journée à toi aussi ! Gros bisous !

    8
    Rahar
    Mardi 17 Septembre 2013 à 16:35

    A vot'service, mesdames. Perso, moi j'y crois aux âmes soeurs. Mais pas facile de trouver la sienne parmi les quelques trois milliards (sex ratio théorique) d'âmes.

     
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    9
    Mercredi 18 Septembre 2013 à 19:02

    une belle fin

    10
    Victoria
    Dimanche 19 Octobre 2014 à 06:16

    J'ai connu un peu la même histoire, Rahounet. Le jeune homme que j'avais laissé partir (pas pour les mêmes raisons) est revenu me voir au bout de 24 ans. Lui, s'était rendu libre moi, je ne l'étais pas. S'il existait encore un lien entre nous, j'ai considéré à l'époque qu'on ne brisait pas une famille pour un amour de jeunesse. L'histoire s'est arrêtée là. Tu vois ta nouvelle n'est pas une fiction et j'ai adoré la lire.

    11
    Rahar
    Dimanche 19 Octobre 2014 à 08:09

    Bah, c'est un choix. On ne sera jamais sûr si on a pris la bonne décision. On est modelé par notre culture et nos croyances. On peut faire des erreurs, mais on ne doit regretter rien, il faut aller de l'avant.

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