• L'Ange de midi - 1/2 - RAHAR

    L’ANGE DE MIDI

     

    L'Ange de midi - 1/2 - RAHAR

     

    Les âmes sœurs existent-elles ? Bien de gens en sont persuadés, plus par intuition que par certitude scientifique. D’autres soutiennent, statistiques du taux croissant des divorces à l’appui, que tout cela n’est que billevesée, ce phénomène n’est que le produit d’une passion exacerbée… et exagérée, c’est tout ; un psychologue cynique dirait même que, compte tenu de l’importance actuelle de la population, il ne parierait pas un kopeck sur la rencontre de deux personnes censément être âmes sœurs. Mais ce n’est pas parce que les statistiques sont contre lui que le phénomène n’existe pas.

    Pierrot et Edwige sont sous la tonnelle. Ils bavardent. Ce qu’ils se disent n’a pas beaucoup d’importance. Lui a dix ans, des culottes courtes salies par les jeux ordinaires des gosses de son âge, des chaussures fatiguées à force de shooter dans des ballons de fortune, une chemise à petits carreaux en vogue en ces années soixante ; elle a huit ans, des cheveux bien peignés, une robe ruchée immaculée à dentelles, des souliers noirs vernis.

    Comment ces deux enfants que tout semble séparer se sont-ils trouvés ensemble ? Pierrot est le fils cadet d’un artisan verrier qui, sans être dans la gêne, n’est pas aussi fortuné que le père d’Edwige, célèbre banquier de la ville.

    Pierrot est un gamin curieux, et quand il se lasse d’être battu dans les jeux souvent brutaux de ses copains, il vadrouillait seul à travers la ville, emplissant son esprit des petits incidents de la vie quotidienne de ses concitoyens. Un jour, il a entendu les sanglots étouffés d’une fille, derrière une haie d’aubépines. Il a agrandi une petite trouée pour y passer la tête. Une petite chose dans une robe d’organdi pleurait sous la tonnelle du vaste jardin.

    Au bruit, elle a levé la tête. Une frimousse qui aurait été mignonne si elle n’était chiffonnée, avec des yeux noisette inquisiteurs. Elle aurait pu s’offusquer de cette intrusion inopportune dans son intimité, ou peut-être être effarouchée par cette tête qui semble sortir d’une boîte à malices. Mais le minois candide aux yeux doux suscite plus l’intrigue que l’indignation. Et puis elle s’est querellée avec sa sœur et leur mère lui a donné tort, elle a besoin inconsciemment de se confier à quelqu’un, à n’importe qui d’étranger. Elle indique au garçon une trouée plus grande où il pourrait se faufiler pour la rejoindre.

    Pierrot a seize ans. Il y a longtemps que la trouée dans la haie ne peut plus le laisser passer. Il retrouve Edwige ailleurs. Les deux familles ne se doutent encore de rien. Pierrot traîne probablement avec ses copains, la ville compte des filles plus belles les unes que les autres ; Edwige est sans doute avec ses amies, et les beaux garçons de la société sont légions.

    De quoi ces deux ados se parlent-ils donc ? Peut-être de musique et de films comme leur semblables ; peut-être aussi de quelques choses de plus intimes. Lui est drôle, avec un humour parfois grinçant, et sensible comme un poète ; elle est vive et enjouée, et aussi perspicace qu’un psy. Il se passe rarement un jour sans qu’ils se rencontrent pour au moins un quart d’heure.

    Pierrot a maintenant vingt et un ans. Son frère a repris le métier de leur père. Sa sœur s’est mariée et est partie au loin. Edwige et lui se voient chaque soir, souvent au parc, parfois dans une ruelle tranquille.

    Leur idylle finit forcément par se savoir, leur entourage n’a pas les yeux dans la poche et les rumeurs ne peuvent pas être muselées. Un soir, ses parents attendent Edwige dans le salon.

    – D’où viens-tu ? attaque sa mère. Tu as encore traîné avec ce…Pierrot. Ce n’est pas convenable… N’est-ce pas mon cher ?

    – Tu es intelligente Edwige, tu te rends bien compte que ce vaurien n’est pas de notre milieu, fit son père. Et puis il n’a pas de situation ; en outre, je sais qu’il n’est pas une lumière, il ne deviendra jamais quelqu’un. J’en appelle à ta raison, tu ne trouveras que le malheur avec lui. Je t’interdis de le revoir, achève-t-il d’une voix autoritaire.

    Une scène identique se passe chez Pierrot. Ses parents savent, qu’importe comment, et ils sont plutôt inquiets. Ils sentent que leur cadet va leur créer des soucis.

    – Nous avons à te parler mon garçon, commence le père. Tu étais avec cette jeune fille, n’est-ce pas ?

    – Oui papa.

    – Ta mère et moi, nous sommes un peu inquiets… N’est-ce pas la mère ?

    – C’est vrai, fait celle-ci, ne cessant de s’affairer au fourneau.

    – Écoute fiston, reprend le père, cette petite est la fille d’un grand banquier. Je connais un peu ce milieu, tu n’y seras jamais admis. Et puis, tu es encore jeune et tu n’as pas de situation. Alors, réfléchis, tout cela ne mènera à rien… n’est-ce pas la mère ?

    – Ton père a parfaitement raison Pierrot, et tu le sais. Oublie donc cette fille.

    Devant l’air abattu de son fils, le père s’approche et le prend par l’épaule.

    – Allons mon garçon, ce n’est peut-être pas définitif. Mais pour le moment, tu sais bien que c’est insensé… Fais-toi d’abord une situation, une bonne situation. Alors après, on verra bien.

    C’est comme s’ils s’étaient passé le mot : Pierrot et Edwige ne se voient plus. Cependant, chacun de leur côté, ils ont des moments de mélancolie que personne ne peut effacer.

    Un jour, Pierrot se retrouve au port. Il regarde pensivement les navires. Certains de ses amis ont affirmé qu’il est plus facile de faire fortune au Brésil ou en Australie. Le métier de verrier ne l’a jamais attiré, il aime plutôt la mécanique et a déjà fait un stage dans un garage important. Il est décidé. Il va préparer son voyage.

    Il a écrit à Edwige, lui donnant rendez-vous au port. Celle-ci hésite un peu, mais finit par accepter.

    – Edwige, je pars pour l’Australie. Veux-tu m’épouser et partir avec moi ?

    La jeune fille réfléchit. Depuis longtemps, elle s’attendait à cette proposition, mais avec terreur : elle sait qu’elle doit dire « non » si elle s’en référait au raisonnement de ses parents. À présent, elle ne peut pas le prononcer, elle reste muette.

    Pierrot était tellement persuadé qu’elle se jetterait à son cou, que son mutisme le foudroie, quelque chose s’écroule en lui. Il part, abattu. Edwige de son côté, sent son cœur se serrer et ses yeux s’embuer.

    Le jour du départ, elle ne peut s’empêcher d’aller au port. Elle voit Pierrot embarquer. Il jette un regard en arrière, comme s’il cherchait quelqu’un, mais il ne la voit pas. Quand le navire quitte le port, Edwige étouffe un sanglot. Aurait-elle commis une erreur ? l’erreur de sa vie ?

    A suivre

    RAHAR

     

    L'Ange de midi - 1/2 - RAHAR

    Illustrations : petite fille en belle robe, socquettes blanches et souliers vernis vue chez blog.aufeminin.com (clic !) et photo recadrée du film La guerre des boutons, pour les tenues vestimentaires d"Edwige et Pierre.
    Lenaïg


  • Commentaires

    1
    jill bill
    Lundi 16 Septembre 2013 à 03:09
    jill bill

    Bonjour Rahar, Lenaïg.... pas si simple tout ça... partagé entre famille et amoureux... tout quitter comme ça pour l'aventure même quand on aime.... à suivre, volontiers, merci... Bises, jill

    2
    Lundi 16 Septembre 2013 à 09:03

    Waouh !  

    J'ai lu , c'est une belle histoire , je vais imaginer la suite et te lire demain . 
    Bises

    Marie-Alice

    3
    Lundi 16 Septembre 2013 à 10:44

    Tu as raison Léna, ce début d'histoire me plait beaucoup et il me tarde de connaître la suite.

    De plus Rahar a complètement changé de sujet et pourtant on l'y sent complètement à l'aise.

    Bon début de semaine à vous deux - bisous

                             

    4
    Lundi 16 Septembre 2013 à 14:10
    LADY MARIANNE

    une belle histoire, ils sont jeunes !!
    partir sur un coup de tête ,c'est  une fillette sage et bien éduquée-!! le jeune homme aussi !!
    j'ai hâte de connaitre la suite-
    elle pourrait le rejoindre plus tard - ?
    ou le retrouver par hasard des années plus tard ??
    à suivre !! bisous !!

    5
    Victoria
    Dimanche 19 Octobre 2014 à 06:04

    Un début d'histoire qui donne envie de lire la suite. Une jeune fille que son éducation et sa famille empêchent de vivre une aventure et qui risque de le regretter dans l'avenir parce que chacun d'eux aura construit sa vie ailleurs et même s'ils se retrouvent un jour, il sera trop tard. Les âmes soeurs existent, j'en suis persuadée.

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