• CHAUD NOËL - Par Rahar

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    Mon compagnon de cellule est grand et mince, tout en muscles. C’est un mineur, et les lignes noires de sa paume l’attestent : aucun savon, aucun détergent ne peut plus extirper la poussière minérale profondément incrustée. On l’a surpris en train de voler une patate dans la gamelle du chef d’équipe. Il m’a jeté laconiquement que ce n’était pas pour lui, mais pour son jeune frère qui mourait de faim : il était malade et, ne pouvant travailler, ne touchait donc pas de salaire, et celui de mon gaillard n’était même pas suffisant pour lui-même.


    J’en ai eu des frissons. Heureusement que je ne suis pas citoyen de ce pays soumis à une dictature impitoyable. Si le simple vol d’une patate vous amenait ici, qu’est-ce que vous dégustez pour un vol de bagnole ? Il fallait le voir pour le croire, ça dépasse toutes les rumeurs que nous avons entendues sur ce régime.

    Moi, je suis électromécanicien. Je gagne assez bien ma vie, chez nous.

    Evidemment, pour les fêtes de fin d’année, il me fallait du rab : dame ! en ce mois, on dépense facilement le double de ce que l’on gagne d’habitude. Il y a les nippes de madame et de mademoiselle, promises depuis des mois ; je sais bien que c’est pour parader à la messe de minuit, mais si ça leur fait plaisir… Je dois aussi m’acheter des pompes, car mes godasses fatiguées ne vont plus avec mon costume naphtaliné. La petite m’a taquiné comme chaque année en me priant de transmettre au Père Noël son pli ; elle y demandait un scooter… pour ne pas arriver fatiguée au lycée. Hum… Si j’ai de la chance, ce ne sera pas un gros problème, sinon, elle devra se contenter d’un VTT.


    J’ai donc profité des congés pour jeter mon filet dans le lac poissonneux que nous partageons avec notre voisin de sinistre réputation. Comme la frontière est assez floue, j’ai pris la précaution de rester en-deçà du milieu du lac. Ma première fournée n’a pas suffi, et j’ai dû retourner au charbon pour pouvoir acquérir le fameux scooter.


    J’ai été si absorbé que je ne me suis pas rendu compte que le temps s’était gâté. Une pluie diluvienne m’était tombé dessus, on n’y voyait plus à trois mètres. J’ai souqué un peu au hasard, quand le grondement du moteur d’une vedette a percé le vacarme de la pluie.


    Un espion, moi ? Non, mais… Je ne suis qu’un innocent pêcheur, et d’abord j’étais du bon côté de la frontière, je n’étais même pas au milieu du lac. Ces soudards n’ont rien voulu entendre ; barque confisqué, filet retenu, poisson saisi… et bibi en prison, sans autre forme de procès. Enfin, LE procès se fera après les fêtes, on ne va déranger aucun juge pour si peu. Non, aucun coup de téléphone pour un espion, ni avocat, cela va sans dire.


    ***


    J’ai fini par m’apercevoir qu’une dalle de notre cellule donnait un son différent des autres. La prison est une ancienne école transformée : elle était trop éloignée des bidonvilles pour les enfants malnutris. Au début, mon compagnon a fait le rabat-joie ; personne ne s’est encore évadé de cette prison, et puis, comment creuser sans instrument, puisque la fouille est systématique en entrant dans la cellule ?


    Hier, j’ai acquis la sympathie d’un détenu politique, un binoclard aussi frêle qu’un phasme, mais au verbe haut. Sa petite cellule (le cagibi de l’ex surveillant de l’ancienne école) est juste au-dessus de la mienne. Traité avec dédain par les gardes, et considéré comme inoffensif, cet intellectuel va pouvoir contribuer à mon projet.


    Mon compagnon a fini par être convaincu, quand le binoclard a éjecté un nœud du plafond et laissé tomber par le trou une manche de cuillère aiguisée, puis une barre de fer, ensuite une bougie et des allumettes, et enfin une torche-crayon que j’ai rattrapé à temps. Mon mineur connaît son affaire. Malgré quelques ongles cassés, nous avons pu desceller la dalle et commencer à sonder le sol avec la barre de fer ; je me suis fait des ampoules, mais en fouaillant, j’ai fait tomber la terre en-dessous : il y a une cavité. On s’acharne et nous découvrons un sous-sol. Heureusement, nous n’avons pas eu à déblayer de terre, les inspections ne se font pas souvent, mais sont imprévisibles. Nous remettons la dalle en place, les travaux se poursuivront cette nuit. On prépare les polochons qui vont abuser une quelconque inspection surprise, ne dépassant heureusement pas un regard par le guichet.

    Le sous-sol est une pièce condamnée, murée. Nous trouvons parmi les rebuts une pelle à charbon. Ça va faciliter le creusement du tunnel vers la liberté. Avec la barre de fer, on descelle les briques du sous-sol et mon mineur entame le forage de la terre pas trop dure. Je suis plus petit, mais j’abats autant que lui. Il est vrai que lui est sous-alimenté comme beaucoup de ses concitoyens.

    Le binoclard a décidé de nous accompagner ; il pense pouvoir être plus utile libre, même en exil. Il va arracher une planche du plafond et se laisser descendre dans notre cellule, cette nuit. Je lui ai donné une liste de bricoles comme en écrivant mes désidérata au Père Noël, au fond, je n’espérais pas grand’chose. Pourtant, ce diable d’homme s’est débrouillé pour rassembler tout ce que je voulais. Chapeau !


    Le régime est moyennement paranoïaque, comparativement à d’autres dictatures. Les dirigeants se fient à l’atmosphère de terreur pour tenir la population ; à preuve l’absence de toute tentative d’évasion jusqu’ici. En cette période proche des fêtes, les patrouilles de frontière se relâchent un peu, et même les chiens ont été rentrés. Néanmoins, le terrain de part et d’autre de la route menant au lac, est miné. Mais le binoclard nous rassure, il se fait fort de nous mener indemnes jusqu’au lac. Je suppose qu’il connaît les horaires des patrouilles, de sa fenêtre il a une bonne vue sur la route et le lac.


    Cette nuit, on se fait la belle. On retourne nos vêtements, car on va se salir dans le tunnel élaboré par mon mineur. On remet en place, tant bien que mal la planche du plafond, ce qui n’est pas évident d’en bas, mais on espère qu’il n’y aura pas de problème, surtout qu’il fait noir, sinon très sombre. On a aussi du mal à remettre la dalle ; pourvu que les polochons fassent illusion assez longtemps. Je suis claustrophobe, mais mon désir de liberté, ma peur des sévices et tortures que m’ont promis mes geôliers, et surtout mon désir de passer les fêtes auprès de ma famille, ont réussi à lever mon inhibition. Dans l’étroite galerie, je suis quand même baigné de sueur et je sens que mon pouls est trop rapide. On débouche à cinquante centimètres du mur. Il n’y a pas d’enceinte : les autorités sont trop arrogantes pour même penser à en construire.


    Tout en retournant mes vêtements après les avoir secoués, je demande au binoclard de nous mener au garage. Comme de bien entendu, il n’y a pas de garde ; je m’affaire sur les jeeps, j’ai à peine besoin de l’éclairage de la petite torche. Je sais que le temps file, mais je dois être méticuleux. Puis on file : on profite du passage d’un nuage pour courir courbés jusqu’au bosquet. Le mineur allait rejoindre la route, quand mon binoclard le retient : on va passer par la garrigue. Fichtre ! Mais ce type est ouf à lier ! Et les mines ?


    Le binoclard nous dit de nous accroupir et d’attendre. Bien, le temps passe vite et monsieur nous dit d’attendre. Alors attendons. Un croissant de lune éclaire vaguement le paysage. Une mangouste apparaît à gauche. Elle renifle par terre en zigzagant, puis s’immobilise, en arrêt. Elle a repéré quelque chose. Je regarde dans la direction. Une forme vague. Un serpent. La mangouste reprend son manège tout en se rapprochant de sa proie.


    Une patrouille passe sur la route d’un pas relativement nonchalant. On voit bien que le cœur n’y est pas et que les pensées sont tendues vers les fêtes proches. Le binoclard nous fait signe de le suivre, dos courbé. Ce petit cachottier a une mémoire d’éléphant et avoue être un amoureux de la nature qu’il adore observer. Nous suivons les traces de la mangouste qui sait déjouer les pièges mortels ; je suis tout de même sidéré et tout à la fois plongé dans une peur angoissée, par son agilité, harcelant le serpent tout en évitant les mines.


    On arrive sauf, mais trempés de sueur – du moins le mineur et moi – à l’étroite plage. On doit faire vite, la patrouille va repasser. Le mineur s’engage rapidement mais silencieusement sur le ponton du débarcadère, la barre de fer à la main, et s’approche en rampant de la vedette. Le vent nous apporte l’écho d’une animation joyeuse. Les soudards se donnent du bon temps entre deux patrouilles. Le mineur se redresse et bondit sur les trois hommes en brandissant sa barre. Le binoclard et moi ne distinguons pas bien ce qui se passe, mais un coup de feu assourdi éclate. Nous restons figés de terreur de longues secondes. Mais rien ne bouge sur la vedette. Nous nous enhardissons et courons vers l’embarcation. Nous distinguons quatre corps. Le mineur n’a pas eu de chance : il a chopé une balle à bout touchant, ce qui a assourdi la détonation. Je le respectais et l’estimais beaucoup, et la tristesse me paralyse ; si j’étais une gonzesse, j’aurais pleuré comme une madeleine.


    Le binoclard me secoue doucement, il faut respecter le plan que j’ai moi-même élaboré. Une lueur s’élève du côté de la prison. Les jeeps que j’ai sabotées ont pris feu et l’explosion des réservoirs ne tarde pas. Je dis à mon compagnon de sauter et de monter dans ma barque. Je finis mon bricolage sur la vedette et je rejoins le binoclard. La patrouille ne va pas tarder à rappliquer. Le moteur vrombit alors, et la vedette, libérée de son amarre, file sur l’eau, parallèlement à la plage. Nous commençons à souquer.


    La patrouille n’a pas été leurrée par la vedette. Les rafales nous poursuivent. On fait une mauvaise cible, mais des balles nous atteignent. La barque commence à faire eau. Un projectile a éraflé la tête du binoclard qui s’abat, ensanglanté et étourdi. Mon ange gardien m’a préservé, et je m’acharne à atteindre au moins le milieu du lac. En face, une vedette s’est approchée, mais s’arrête bientôt, ne voulant pas franchir la frontière imaginaire.


    La barque va sombrer. Je ne sais pas si le binoclard – qui a perdu ses bésicles - sait nager. Je nous déshabille et essaie de le ranimer avec des claques. Ouf ! Il sait nager, peut-être pas bien, mais il ne va pas couler. Quand même, après une centaine de mètres, je dois l’aider. Je n’ai pas le droit de traiter les types de la vedette de salauds, ils ne peuvent se permettre un incident de frontière.

    Le binoclard a demandé à passer Noël avec nous, avant de poser sa demande d’asile politique. Il n’a plus de famille, ses parents ont été exécutés comme dissidents, et sa sœur est morte d’anorexie dans une autre prison.

    - Je suis désolé ma puce, j’ai égaré ta lettre au Père Noël.

    - M’en fiche, te revoir vivant est un cadeau de loin meilleur qu’un scooter, papa.

    - Tu sais que j’ai vraiment eu chaud. Mais ne t’en fais pas, tu auras au moins un VTT.


    Auteur : Rahar.

     

    Illustration :

    Le Père Noël en prison

    www.cartoonstock.com


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  • Commentaires

    1
    Mardi 22 Décembre 2009 à 19:03
    Lenaïg Boudig
    Merci beaucoup Rahar. Je sais qu'il n'est pas facile pour toi en ce moment de te connecter.
    Prends soin de toi et que toute ta famille se porte bien. "Take care" ! Amitiés
    2
    Mercredi 23 Décembre 2009 à 06:24
    Lenaïg Boudig
    Je pleure facilement comme une madeleine, je dois dire, sauf si la situation est trop grave pour ça ... C'est bizarre, mais c'est comme ça ! J'avais vu, mais je commence à connaître Rahar.
    :-)
    3
    Mercredi 23 Décembre 2009 à 17:50
    Lenaïg Boudig
    Coucou Marie-Louve, oui Rahar est toujours inspiré. Je souhaite qu'il continue longtemps, ici ou ailleurs ! Mona et lui taquinent Victoria, qui n'est pas au courant ! Enfin, pas encore ...
    :-)))
    4
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    Mona															l
    Très bien écrit comme toujours, à part une phrase que j'ai modérément appréciée: COMMENT, "si j'étais une GONZESSE , j'aurais pleuré comme une madeleine?" Non, pas du tout, toutes les femmes ne pleurent pas, et ya des hommes qui, hé oui, ont la larme facile... the times they are a-changing fredonnait Bob Dylan qui connaissait le monde....
    5
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    Mona															l
    Moi aussi je commence à le connaître et j'aime bien le taquiner,parce que fesses d'acier ou pas il est un peu macho, non? Mais je l'aime bien quand même!
    6
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    Mona															l
    Victoria, HELP!
    7
    Rahar
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    Rahar
    Je ne suis pas macho pour un sou. Je me conforme juste à la mentalité actuelle. D'accord, je ne suis pas anticonformiste sur ce point. Et en l'occurrence, un mec refoule ses larmes s'il n'est pas seul. Mais pourquoi demander l'aide de Victoria ? On ne se sent pas assez vitriol pour me fustiger ?
    8
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    Mona															l
    Pour rigoler, tiens! Et lui redonner envie de nous rejoindre si elle le peut! Bisous et sans rancune, Rahar! OK c'est juste la remarque qui l'est un peu :)Je n'ai jamais pleuré en public: fierté de Bretonne, sans doute... Toute seule, si.
    9
    marie-louve
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    marie-louve
    Quel régal ! Un conte de Noël hors frontières comme Rahar sait toujours nous mener dans des histoires qui n'arrivent que dans son univers. Pour moi, ce matin, un beau cadeau de Noël découvert sur le blog de Léna. Youpi ! Meilleurs voeux du Temps des Fêtes à Rahar et à tous. Marie Louve
    10
    marie-louve
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:58
    marie-louve
    Bon matin Léna, comme j'ai écrit précédemment, un beau cadeau-conte de Noël. J'ai oublié de dire merci à Rahar. Bonne journée à tous !
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