• ATTAQUE INVISIBLE - 1/3 - RAHAR

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       — Est-ce qu’il peut parler, doc ?
       — Il est dans un piteux état : fracture du tibia, profondes lacérations des mollets et du dos, des côtes cassées, crâne fêlée, une partie du cuir chevelu arrachée… Il en a vraiment bavé, mais il vit. Il est conscient, il a eu sa dose de morphine. Ne le fatiguez tout de même pas.
       — Bah, une petite conversation ne va pas l’épuiser.
       — Détrompez-vous inspecteur, parler mettra à rude épreuve ses poumons, et sa tension peut faire des siennes.
       — Bon, ben je vais essayer de m’en tenir à l’essentiel, doc.
      
       Jean Nébavet gît sur son lit. Une jambe dans le plâtre, la tête enturbannée, la poitrine certainement entourée de bandes, l’index pincé dans une sonde, il donne l’impression d’être un grave accidenté de la route. Malgré tout, ses yeux sont lucides et brillants, probablement grâce à la morphine. C’est un type de la trentaine, pas très grand, mais plutôt bien charpenté. C’est certainement aussi le stupéfiant qui a anesthésié son esprit, car le policier ne retrouve pas la terreur de la veille qui avait submergé le rescapé.
       — Bon, je vais résumer pour éviter de vous fatiguer, monsieur Nébavet. Je ne vous demanderai que quelques précisions… D’après les visas sur votre passeport, vous vous êtes beaucoup baladé, à ce que je vois.
       — Je suis géologue et archéologue, et j’aime les sports extrêmes.
       — Ouais, un savant casse-cou.
       — Ce que j’ai subi ne relevait pas du sport, croyez-moi.
       — Peut-être, mais vous ne devez votre survie qu’à votre excellente forme physique. Bref, vous êtes venu ici pour explorer le Mato Verde. Outre que cette expédition est insensée, vous avez eu l’inconscience de partir sans guide.
       — Écoutez inspecteur, j’avais une carte satellitaire et un GPS. J’avais bien cherché un guide, mais personne n’avait voulu m’accompagner.
       — Je comprends ça, mais on ne vous a donc pas dit que c’est une région taboue ?
       — La science ne peut progresser sans qu’on prenne quelques risques. J’ai beaucoup roulé ma bosse, et je puis vous assurer que bien de craintes n’étaient que de la superstition. Je n’ai vu que très peu de phénomènes inexplicables.
       — Monsieur Nébavet, avant d’entrer dans la police, j’ai fait des études d’anthropologie et de sociologie, et j’ai quelques années de mathématiques appliquées. Nous avons quelques dizaines de dossiers d’affaires irrésolues qui défient la science et la logique ; tous concernent le Mato Verde. Alors croyez-moi, ici il ne s’agit certainement pas de superstitions.
       — Après ce qui m’est arrivé, je vous crois volontiers, inspecteur.
       — Voyez-vous, le plus curieux c’est que nous avons catégorisé plusieurs types de phénomène. Disons que c’est plus par curiosité que je veux étudier votre cas, vous allez entrer dans nos statistiques.
      
       Jean Nébavet était arrivé une semaine plus tôt. Ce qui l’avait attiré ici était une anomalie décelée sur une carte de la région du Mato Verde, dressée une cinquantaine d’années plus tôt. La configuration était différente de ce que Google Maps et ce qu’une carte satellitaire montraient, ne serait-ce que le tracé des deux principaux fleuves. Le cours d’un fleuve peut évidemment varier, mais pas notablement en un demi-siècle. À la grande rigueur, une plaine peut devenir une jungle dense avec des essences à croissance rapide favorisées par une pluviosité accrue. De toute façon, un plateau ne peut se déplacer de plusieurs centaines de mètres, et les cartographes du siècle dernier n’étaient tout de même pas des ignares ni des plaisantins.

     

      Il est curieux de constater que le peuplement du pays a soigneusement évité cette région. Ce n’est pas tant à cause de la dangerosité de la faune (dont le haut de la chaîne alimentaire est représenté par une sorte d’ocelot et un boïdé moins impressionnant que le python), ni de la flore (qui ne possède que peu de plantes vénéneuses), que d’une légende initiée des siècles plus tôt. La civilisation moderne n’a jamais pu extirper une superstition profondément ancrée ; d’ailleurs les savants ont dû s’incliner, bien que de mauvaise grâce, devant des phénomènes inexplicables.
       Le Mato Verde est loin d’égaler l’Aokigahara Jukai, la forêt maudite du Japon, mais la disparition de chasseurs, d’orpailleurs et de chercheurs de pierres précieuses, ainsi que nombre de morts inexpliqués, ont renforcé le caractère tabou de la zone. Des rescapés d’explorateurs téméraires ou de matamores sceptiques sont revenus dans un état frisant la folie, la plupart ont dû subir un suivi psychologique intense, et certains ont vécu avec des séquelles quasi incapacitantes.

     

       Seuls quelques orpailleurs courageux ayant un instinct développé de l’orientation, se risquent dans la région maudite. Ils n’y vont que de jour, ne consacrant que de cinq à huit heures de dur labeur selon la distance du gisement, se contentant des pépites et négligeant la poussière d’or, car il leur faut rejoindre à tout prix la civilisation avant la tombée de la nuit. Ils ne roulent certainement pas sur l’or, car comme ils doivent s’associer au moins à dix pour la sécurité, la récolte déjà dérisoire suffit à peine à couvrir leurs frais et à les faire simplement vivre. Malgré toutes leurs précautions, la région maudite ponctionne mensuellement leur effectif par des décès et des disparitions. Cela ne décourage nullement les pauvres hères et les têtes brûlées, chacun espère toujours trouver un filon assez riche pour valoir tous les risques.

     

       Dans sa recherche d’un guide, Jean Nébavet avait été confronté à l’indifférence froide des uns, au refus hargneux des autres et à la fuite éperdue de certains. Un vieux colporteur avait daigné éclairer un peu sa lanterne. Les orpailleurs sont jaloux de leur chantier et sont très méfiants ; ils craignent que des étrangers disposant de moyens hors de leur portée viennent exploiter leurs gisements. Ces gens à l’instruction souvent plus que rudimentaire ignorent ce qu’est une expédition scientifique. Quant à ceux qui avaient détalé comme des lapins, quelle que fût la rémunération proposée, ils avaient trop peur pour vouloir s’aventurer ne serait-ce qu’à l’orée de la zone.
       L’étranger avait étudié les lions au Kenya, aidé à recenser les tigres au Népal, vécu seul au milieu des jaguars dans le Mato Grosso, et il ne craignait pas de s’aventurer en solitaire. Cette région réputée maudite ne l’impressionnait pas outre mesure : il avait ses cartes, son GPS, son portable et son émetteur ultrasonique pour faire fuir toute bête indésirable, sans oublier sa bombe à poivre. Il ne comptait pas consacrer plus de quatre jours à son projet se préparait à voyager léger. Il fourra dans son sac à dos ses carnets de note, des rations militaires et le peu de linge de rechange.

     

       La jungle n’était pas trop difficile à pénétrer. Jean se fiait à sa boussole et à son GPS pour se diriger. Dès le premier jour, il fut confronté à une première énigme. Il y avait manifestement contradiction entre la vieille carte, la carte satellitaire et les indications du GPS, concernant deux mamelons caractéristiques. Ne voulant pas s’y attarder trop, l’aventurier se contenta de reporter ses observations dans son carnet et poursuivit son chemin.
       Au crépuscule, alors qu’il cherchait une grotte ou une caverne pour passer la nuit, il sentit une impression désagréable d’être observé. Des orpailleurs l’auraient-ils suivi ? C’était assez peu probable : le vieux colporteur lui avait affirmé que même le plus téméraire de ces individus n’oserait passer la nuit dans la zone pour tout l’or du monde. Serait-ce un félin qui cherche une proie ? Ce n’était pas plausible : ce prédateur était à peine plus gros qu’un serval ou un lynx, et il était avéré qu’il évitait la compagnie humaine ; d’ailleurs les zoologues avaient eu beaucoup de peine à en estimer la population. 

     

      Jean finit par trouver une caverne acceptable. Après l’avoir copieusement arrosée d’ondes ultrasonores, il y déposa son sac, puis se mit à rassembler avec précaution des branches épineuses d’acacia pour barrer l’entrée aux intrus. Comme de bien entendu, son dîner consistait en barres énergétiques arrosées d’eau de gourde. Avant de s’accorder un sommeil réparateur mérité, il arrosa l’entrée d’extrait de poivre pour dissuader toute intrusion de reptile.
       Un peu avant minuit, en plein milieu d’un rêve dont le contenu scientifique rebuterait l’individu lambda, Jean Nébavet fut tiré désagréablement de son sommeil par un contact pour le moins répugnant : on aurait dit une limace géante. Se redressant comme piqué par une guêpe, le jeune professeur sans chaire tâtonna fébrilement pour trouver sa torche à leds.

      La puissante lampe l’éblouit un instant, mais il accommoda rapidement. Et alors ses cheveux se dressèrent : dans la caverne illuminée comme en plein jour, il était seul, absolument seul. Pas d’intrus, pas de bête. Un serpent avait-il eu le temps de fuir alors qu’il cherchait sa torche ? Cependant en y réfléchissant, il n’avait pas ressenti le contact reptilien d’écailles lisses et froides, plutôt quelque chose de visqueux mais paradoxalement sec.
       Abasourdi, Jean finit par se secouer, il alla vérifier sa porte d’épines. Aucune trouée. Il pouvait encore sentir l’extrait de poivre. Rien ni personne n’aurait pu entrer sans le réveiller. Mais en fin de compte, il se força à se persuader qu’il avait fait un cauchemar. De fait, il ne put retrouver le sommeil qu’à quelques heures de l’aube.

     

    A suivre

     

     

    RAHAR

     

     

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  • Commentaires

    1
    Lundi 29 Août 2011 à 08:09
    jill-bill.over-blog.

    Après cette lecture je crois que je vais choisir définitivement mon fauteuil et mes pantoufles !  Amitiés de jill au brillant Rahar, bizzzzzzzzz Lenaïg !

    2
    Lundi 29 Août 2011 à 10:25
    Lenaïg Boudig
    Première partie d'une nouvelle de Rahar, du suspense, une construction éblouissante, digne des meilleurs films fantastiques ou d'épouvante ! Ce n'est que mon avis mais ... je le partage !

    C'est mon petit mot posté sur facebook, pour offrir le lien vers ta nouvelle, Rahar.

    Deranil eet déjà venu lire, voici ce qu'il a indiqué : "super, j'ai lu, je suis captivé".

    Là, tu nous a vraiment gâtés, Rahar, bises !



    3
    Lundi 29 Août 2011 à 16:23
    flipperine

    il ne faut jamais s'aventurer seul

    4
    Lundi 29 Août 2011 à 21:42
    Monelle

    Bonsoir Léna, je viendrai lire le texte plus tard - un peu surbookée cette semaine par la visite d'amis blogueurs (chouette) !

    Bonne nuit - gros bisous

    5
    Mardi 30 Août 2011 à 04:17
    Marie-Louve

    Le jeune professeur sans chaire n'a pas froid aux yeux ! Mais la chair visqueuse de la limace géante imaginée semble lui donner froid au dos. Comme toujours, une histoire à suivre et menée d'une main de maître. Très apprécié ! Bises distinguées.

    6
    Rahar
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:41
    Rahar

    Mais justement, chers lecteurs, c'est fait pour être lu dans un canapé moelleux... ou au lit bien au chaud !

    Merci Lena de ton pub. Deranil 'a qu'à bien se tenir pour la suite. Bizz

    7
    Mona l
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 08:41
    Mona															l

    Génial! Il y a de tout... l'aventure, le mystère... Sais tu Rahar qu'en Guyane, les orpailleurs qui arrivent illégalement utilisent du mercure et empoisonnent la rivière? Des indiens vivant encore dans la nature et très simplement, surtout de la pêche, tombent malades et leurs enfants naissent avec des handicaps à cause de cet empoisonnement. Impossible de les arrêter!

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