• Denis Costa - Photo 24

     

     

     

     

    Le commissaire immobilisa l'automobile sur le parking de la petite gare, à l'endroit précis où lui et Farina avaient garé la voiture de police, lors de leur première fois sur les lieux du crime. Tout semblait graver dans sa mémoire: les gyrophares clignotant en silence, le soleil déjà haut dans le ciel, le court passage souterrain qui le séparait de la rive du fleuve, le regard éteint de la petite victime, l'arrivée du docteur Gruber, avec sa bande de techniciens en tenue de martiens... Et pourtant, tout était si calme! Le début d'un chaud week-end incitait les citadins à sortir en famille, et les véhicules s'entassèrent l'une après l'autre sur les places de stationnement bientôt saturées. Des têtes blondes apparurent dans l'encadrement des portières entrouvertes, les poussettes d'enfants enchaînèrent leurs premiers tours de roue, les vélos dessinèrent sur le macadam, de parfaites courbes sinusoïdales, en slalomant entre les passants. La vie triomphait de la mort, tandis que Viola et Osvaldo s'éloignèrent sur leurs vélos en exprimant bruyamment leur bonheur.

    - Tu vois, Ciccia, tout est simple, tout est trop simple, proféra Rizzoli, en prenant sa femme par la main.

    Le passage souterrain raisonna du flot ininterrompu de familles qui convergeaient vers le chemin du bord de fleuve. Les Rizzoli se laissèrent entraîner par la vague humaine, pour se retrouver à quelques mètres de là où le sort de Lisa avait été scellé. Le commissaire, guidé par son instinct professionnel, scruta avec ostentation le terrain sablonneux en contre-bas, que les clapotis du fleuve venaient lécher nonchalamment. La scène du crime de nouveau accessible au public, n'avait pas été prise d'assaut par les curieux qui se repaissent d'ordinaire de faits divers scabreux. Seuls, deux jeunes cyclistes en maillot près du corps, dont les couleurs bariolées véhiculaient des marques locales, bavardaient, adossés à un rocher à proximité des premières vaguelettes. Rizzoli les observa attentivement, mais il ne reconnut parmi eux, aucun des proches de Matteo et de la petite victime, que lui-même et son équipe avaient interrogé au cours de l'enquête.
    Osvaldo et Viola se retrouvèrent au bord de l'eau. Ils avaient laissé tomber leurs petits vélos et s'étaient débarrassés de leurs casques pour aller défier le fleuve. Les tourbillons virevoltaient en ronds concentriques autour des débris végétaux dont le lit de l'Adige était parsemé. Le niveau d'eau était particulièrement bas, alors même que les pics acérés se débarrassaient peu à peu de leurs coupoles immaculées. Rizzoli en fit la remarque à Alice qui ne répondit rien. Puis il se rappela les mises en garde des météorologues de la télévision, qui prédirent une baisse anormale du niveau des nappes phréatiques et de celui des lacs de barrage, si la sécheresse persistait. 

    - Tu avais une raison pour nous faire venir jusqu'ici, Guido? interrogea soudain Alice.

    - Pour embellir sa vie, il faut lire, écouter, réfléchir... C'est bien ce que tu rabâches à tes étudiants, non? et bien, moi, pour avancer dans mon enquête, il me faut voir, écouter, réfléchir... Le boulot de flic, c'est aussi un boulot d'intello, tu sais amore!

    - Tu vois, tu réfléchis, mais tu ne m'écoutes pas... Te rends-tu compte, Guido, que tu mêles nos enfants à cette histoire en les conduisant sur le lieu du crime? s'emporta Alice. Ils ne sont pas stupides, à dix ans, ils comprennent, ils savent pertinemment pourquoi tu nous as conduit ici!

    Rizzoli haussa les épaules et rejoignit les jumeaux qui s'égayaient au bord du fleuve. Osvaldo s'était déjà déchaussé et pataugeait dans l'eau froide. Viola était sur le point de l'imiter, mais son père l'en dissuada, tout en rattrapant son frère par un bras.

    - Holà, les gamins! s'écria-t-il, c'est dangereux, le courant est bien trop fort pour des petits comme vous!

    Alice aussi s'était précipitée et elle recommanda fermement aux enfants de rester sur la rive sablonneuse. Elle faillit ajouter:  c'est pas un terrain de jeu ici, mais la scène d'une abominable exaction!mais elle se tut, respectant ainsi l'innocence qui dominait en eux... La fille s'agrippa aux jambes de son père,  tandis que le garçonnet lançait, avec la force de ses dix ans, de grosses pierres ramassées ici ou là, afin qu'elles retombent dans l'eau vive avec le plus d'effet possible. Rizzoli suivait son fils des yeux, tout en l'encourageant. Puis soudain, il lui demanda d'arrêter son jeu, et il se déchaussa à son tour, devant le regard médusé de sa femme.

    - Approche-toi Alice, viens vers moi, lui dit-il d'une voix calme, tu n'aperçois rien là, à quelques mètres du bord, pris au piège dans une souche d'arbres?

    Alice ouvrit grand les yeux et finit par désigner du doigt une épluchure qui flottait entre deux eaux.

    - Cette tache orange qui  luit au soleil, tu veux dire? … c'est une peau d'orange, à priori.

    - Exactement... et il y en a une autre un peu plus loin, tu la vois, prise dans le tourbillon, à virevolter comme une toupie. Qui sait, Alice, qui sait si c'est plus qu'une simple pelure d'orange?

    - Tu penses que...

    - Retire tes chaussures, amore, et rentre dans l'eau... A nous deux, en faisant la chaîne, on pourra atteindre les peaux d'orange sans s'étaler dans le fleuve...

    - Mais t'es complètement fou, Guido, elle est glaciale et le courant va nous emporter, fulmina Alice tout en se déchaussant.

    - Mam-ma, mam-ma, mam-ma! scanda Osvaldo, excité par la singularité de la situation.

    - Tu vois Alice, ton fan club t'encourage, plaisanta Rizzoli qui voulut conserver à la scène un caractère ludique.

    Alice s'avança bientôt dans l'eau, alors que le niveau du fleuve montait déjà aux mollets de son mari. Le commissaire grommela, en esquivant une chute:

    - Fais attention aux cailloux et autres pierres, Alice, ça écorche les pieds et ça déséquilibre… Approche et tends-moi le bras!... C'est bon, dit-il en lui serrant la main, j'y arrive... encore quelques centimètres et à moi la pelure!

    Le commissaire déploya son mouchoir et l'appliqua délicatement sur la peau d'orange, afin de ne pas y déposer ses propres empreintes. Les deux parents regagnèrent la rive, en revenant sur leurs pas. Une fois au sec, Rizzoli brandit bien haut l'épluchure mouillée, enveloppée dans le mouchoir, comme s'il s'agissait d'un trophée. Les enfants applaudirent à tout rompre, émerveillés par l'exploit que venaient de réaliser leurs parents. L'exploit fut réédité par trois fois, trois morceaux de peau d'orange coincés au gré des caprices du courant, que le commissaire entendait bien remettre dès le lendemain, en mains propres au docteur Gruber. N'avait-elle pas annoncé la veille, sa complète disponibilité du week-end au service de l'enquête?
    L'euphorie de la fine équipe fut de courte durée. L'aubaine de pouvoir disposer de telles pièces à conviction, ne parvint pas à masquer la colère sourde du commissaire qui bientôt, se déchaîna contre la police scientifique. Selon son expression, ces gens-là avaient bâclé le travail...

    - On leur avait demandé de ratisser la zone, et ils n'ont même pas pensé à draguer le lit du fleuve à la recherche d'indices, s'emporta-t-il. Dès lundi, ils vont mettre à l'eau les gommoni à la recherche d'autres pelures d'orange qui auraient pu dériver en aval... Pour ça, ils peuvent me faire confiance!

    - Tu crois pouvoir utiliser ces maigres peaux pour faire avancer l'enquête? demanda Alice, perplexe.

    - Oh oui! soupira Rizzoli... Je dirai même que c'est ma dernière chance de pouvoir coincer le prélat, puisque pour le moment, je n'ai rien d'autre à me mettre sous la dent. On sait que la petite Lisa a consommé une orange, juste avant de mourir... Avec de la chance, elle a très bien pu partager l'orange avec son meurtrier, ou mieux encore, le meurtrier aurait pu lui-même consommer une orange aux côtés de sa victime! Tu vois où je veux en venir, amore... De toute façon, on devrait trouver des traces d'empreinte ou d'ADN sur ces pelures...

    - Ça pourrait très bien être celles de Matteo, non?

    - Non portare sfiga, ti prego Ciccia!  

    ***

    Gommoni = bateaux pneumatiques (italien).
    Non portare sfiga, ti prego! = ne porte pas la poisse, s'il te plaît! (italien).

    ***

     


    Denis Costa,

    Texte et photo    

     

     

                                                             

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  • Pour page Poèmes d'amour de Pablo Neruda - matissele roi - www.oedipe.org

     

     

     

     

    A la barre de la Coquille des Croqueurs cette quinzaine,

    Eglantine-Lilas

    http://mere-grand.over-blog.com/

     

    Si on lisait : deux poèmes d'amour de Pablo Neruda ?

    extraits de Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée

    suivi de Les Vers du capitaine

    Traduction de Claude Couffon et Christian Rinderknecht

    Edition bilingue Poésie/Gallimard

     

    ***

     

     

    Dans la fougue de l'amour, qui fait s'envoler et planer très haut et qui aiguise l'appétit des corps ...

     

    Le Condor

     

    Je suis le condor et je plane

    au-dessus de toi qui t'avances

    et soudain dans un tournoiement

    de vent, de plumes et de griffes,

    sur toi je fonds et je t'enlève

    - cyclone qui siffle impétueux,

    et tout de froid tourbillonnant.

     

    Jusqu'à ma tour de neige, là

    où s'ouvre la nuit de mon antre,

    je t'emporte et tu y vis seule

    et ton corps se couvre de plumes

    et tu fais vol sur le monde,

    immobile dans la hauteur.

     

    Condor femelle, élançons-nous

    sur cette proie, rouge victime,

    déchiquetons la vie qui passe

    agitée de frémissements,

    puis reprenons d'un seul élan,

    ensemble, notre vol sauvage.

     

    ***

     

    Et le condor sait se faire douceur, et toujours volant, se transforme en tout petit à la vision panoramique ...

     

    L'insecte

     

    Des tes hanches à tes pieds

    je veux faire un long voyage.

     

    Moi, plus petit qu'un insecte.

     

    Je vais parmi ces collines,

    elles sont couleur d'avoine

    avec des traces légères

    que je suis seul à connaître,

    des centimètres roussis,

    de blafardes perspectives.

     

    Là se dresse une montagne,

    Jamais je n'en sortirai.

    Ô quelle mousse géante !

    Et un cratère, une rose

    de feu mouillée de rosée !

     

    Par tes jambes je descends

    en filant une spirale

    ou dormant dans le voyage

    et j'arrive à tes genoux,

    à leur ronde dureté

    pareille aux âpres sommets

    d'un continent de clarté.

     

    Puis je glisse vers tes pieds

    et vers les huit ouvertures

    de tes doigts, fuseaux pointus,

    tes doigts lents, péninsulaires,

    et je tombe de leur haut

    dans le vide du drap blanc

    où je cherche, insecte aveugle

    et affamé ton contour

    de brûlante poterie !

     

    ***

     

    Tableau de Matisse


     

     



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